Les paroles d’adieu de Sam m’avaient touché et je dois admettre que la lettre inattendue de Julian avait, elle aussi, provoqué quelque agitation en moi. J’ai supposé qu’il avait de bonnes raisons d’agir de cette manière. Ou du moins qu’il s’imaginait en avoir de bonnes. Je trouvais toutefois blessant qu’il n’eût pas pris le temps de me dire au revoir en personne. Nous avions traversé ensemble tant de moments difficiles que je pensais mériter au moins une poignée de main.
Julian n’était cependant pas lui-même, depuis quelque temps, loin de là, aussi me suis-je efforcé de l’excuser.
« Il était sans doute très pressé », a dit Lymon Pugh, qui devinait en partie mes pensées.
« Tu as lu son mot ?
— C’est moi qui l’ai apporté à Sam.
— De quoi avait l’air Julian quand il te l’a remis ?
— Aucune idée. On me l’a tendu de derrière le rideau de sa loge. J’ai seulement vu une main gantée et entendu sa voix qui disait : “Veille à ce que ceci parvienne à Sam Godwin.” Eh bien, j’y ai veillé. Si en chemin, j’ai déplié le mot pour le lire en diagonale, c’est de ta faute, quelque part.
— De ma faute !
— Vu que c’est toi qui m’as appris les lettres, je veux dire. »
Peut-être, comme le croyaient les Eupatridiens, ne fallait-t-il pas que trop de gens sussent lire, si cela donnait des résultats de ce genre. Je n’ai toutefois pas réagi à sa mise en cause. « Qu’est-ce que tu en penses ?
— Pour sûr que j’en sais rien. C’est au-dessus de mon rang.
— Mais tu as dit qu’il était sans doute pressé.
— À cause du diacre Hollingshead, peut-être.
— Comment ça ?
— On dit au sein de la Garde que Hollingshead en veut personnellement à Julian et qu’il le cherche dans toute la ville avec une escouade de la Police ecclésiastique.
— Je sais que le diacre n’aime pas Julian, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de ressentiment personnel ?
— Eh bien, à cause de sa fille.
— La fille du diacre ? Celle que tout le monde sait aimer partager l’intimité d’autres femmes ?
— On m’a présenté la chose avec moins de délicatesse, mais oui, c’est ça. La fille faisait honte à Hollingshead, qui l’a enfermée dans sa belle maison de Colorado Springs pour l’empêcher de s’attirer des ennuis. Sauf que la maison du diacre Hollingshead a explosé durant les ennuis avec l’armée des Deux Californies. Le diacre était en sécurité ici à New York, bien entendu. Mais il tient Julian pour responsable de la mort de sa fille et a l’intention de se venger directement sur lui. Nœud coulant ou balle, il s’en fiche, du moment que Julian meurt.
— Comment tu sais tout ça ?
— Sans vouloir t’offenser, Adam, ce qui se dit dans les quartiers de la Garde remonte pas toujours vers les échelons supérieurs. Nous tous que Julian a embauchés dans la Garde sortions de l’armée des Laurentides. Certains d’entre nous ont des copains dans la garnison de New York. Les informations vont et viennent.
— Tu en as parlé à Julian ?
— Non, l’occasion s’est jamais présentée, mais ce pasteur dévoyé de Magnus Stepney a peut-être pu lui en toucher un mot. Stepney a des contacts au sein des agitateurs politiques, qui font attention à ce genre de choses. »
À moins qu’il ne s’agît uniquement d’ouï-dire et d’exagérations. Je me souvenais qu’à Williams Ford un rhume de cerveau des Duncan ou des Crowley devenait la Peste Rouge le temps que les palefreniers et garçons d’étable racontassent l’histoire. C’était malgré tout de tristes nouvelles, en ce qui concernait la fille de Hollingshead. Elle m’avait toujours inspiré de la compassion, même si je ne savais de sa situation que ce que j’avais appris des couplets peu équivoques de Calyxa lors du bal de la fête de l’Indépendance, un an et demi auparavant.
« On a une raison spéciale de revenir au palais ? » a demandé Lymon Pugh, car telle était la destination que je lui avais indiquée.
« Deux ou trois trucs que je veux récupérer.
— Puis départ pour le sud de la France, j’imagine, ou un autre endroit à l’étranger ?
— Il n’est pas trop tard pour nous accompagner, Lymon… ma proposition tient toujours. Je ne sais pas trop quel avenir il te reste à Manhattan pour le moment. Tu pourrais avoir du mal à toucher ta solde, à partir de ce soir.
— Non, merci. J’ai l’intention de récupérer ma solde en prenant un pur-sang dans les écuries du palais pour partir dans l’Ouest sur son dos. S’il reste des chevaux, je veux dire. Les Gardes républicains aiment beaucoup Julian, ils se souviennent de lui comme du Conquérant, mais ils savent lire les mauvais présages aussi bien que n’importe qui. Beaucoup sont partis. Un peu de l’argenterie présidentielle a sans doute disparu avec eux, même si je donne pas de noms. »
On traite de rats ceux qui désertent un navire en perdition, mais il arrive que le rat évalue avec sagesse la situation. Lymon Pugh avait vu juste quant au pillage et aux raisons de celui-ci. En temps ordinaire, la Garde républicaine est un groupe non partisan qui survit sans trop de difficultés aux troubles d’un changement de régime en transférant tout simplement son allégeance au nouvel occupant du trône. Comme Julian avait toutefois fait de la Garde sa créature, elle coulerait ou surnagerait avec son administration.
Nous sommes arrivés à la porte de la 59e Rue. Certains membres de la section locale de l’armée des Laurentides semblaient avoir entendu parler du sac du palais et estimer qu’on devait les laisser y participer, puisque leurs camarades du nord marcheraient désormais d’un jour à l’autre sur Manhattan. Un groupe de ces vautours s’était rassemblé à la Porte où il lâchait des coups de feu en l’air en réclamant à cor et à cri qu’on leur ouvrît. Il restait toutefois assez de Gardes sur la muraille pour surveiller la porte et tenir à l’écart cette clique, qui respectait encore quant à elle assez le Sceau présidentiel pour nous laisser passer, mais à contrecœur et non sans nous crier quelques propos railleurs.
J’ai demandé à Lymon Pugh de s’arrêter à deux endroits du domaine palatin. D’abord au pavillon d’amis où j’avais vécu jusqu’à présent. Calyxa avait emballé depuis plusieurs jours nos plus précieuses possessions en prévision d’une telle fuite et elles étaient déjà parties pour les quais. Il ne restait plus que quelques objets divers. Dont une boîte de souvenirs que j’avais rassemblés sans que Calyxa n’en sût rien et que j’ai sortie de la maison tristement vide.
Nous nous sommes ensuite rendus au palais lui-même. Lymon Pugh avait correctement décrit le comportement paradoxal de la Garde républicaine. Certains de ses membres occupaient encore leur poste traditionnel au portique, obstinément « de service », tandis que d’autres gravissaient sans gêne les marches de marbre pour les redescendre plus tard chargés de coutellerie, vases, vaisselle, tapisseries et autres biens transportables. Je ne le leur reproche pas, cependant. Ils se retrouvaient au chômage et avec de piètres perspectives d’avenir : ils avaient le droit de récupérer leurs arriérés de solde comme ils pouvaient.
J’espérais que personne n’avait déjà pris ce que j’étais venu chercher. À cet égard, j’ai eu de la chance. Une minorité de ces hommes (dont certains m’ont salué avec malaise en me croisant) s’étaient aventurés dans le sous-sol du palais, qui gardait douteuse réputation. Ils n’étaient pas entrés dans la salle de projection, et j’ai retrouvé l’original de La Vie et les Aventures du grand naturaliste Charles Darwin à l’endroit exact où Julian l’avait laissé, réparti en trois boîtes cylindriques, avec la partition, le script, les indications scéniques, etc.