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Je ne me suis pas attardé, une fois ces objets récupérés. J’imagine que s’il y avait eu des prisonniers dans les geôles souterraines du palais, j’aurais pu prendre le temps de les libérer. Sauf que ces geôles étaient vides. Julian n’avait eu d’autre prisonnier que celui dont il avait hérité : son meurtrier d’oncle, Deklan, qui avait depuis une nouvelle résidence… l’Enfer, ou la pointe d’un piquet de fer, suivant la manière dont on considère les choses.

Quand je suis ressorti du palais, Lymon Pugh attendait. Comme il l’avait annoncé, il s’était emparé d’un cheval à pedigree, qu’il avait équipé d’une belle selle en cuir et de sacoches. Je pouvais difficilement lui reprocher ce vol étant donné qu’il m’avait apporté un cheval identique et doté du même équipement.

« Même si tu ne vas qu’au port, tu devrais le faire sur une belle monture », a-t-il dit.

Les sacoches étaient pratiques pour transporter les trois bobines de Charles Darwin et mes autres souvenirs. J’ai soigneusement rangé tout cela. « Mais je ne vais pas tout de suite sur les quais, ai-je rectifié.

— Ah bon ? Tu vas où, d’abord ?

— Dans les quartiers difficiles de la ville… à une adresse bien précise. »

Ce projet l’a intéressé. « Ce serait pas près du feu ?

— Tout près… dangereusement près, mais toujours accessible, j’espère.

— C’est où ? »

J’ai haussé les épaules. Je n’étais pas prêt à lui confier mes maladroits espoirs.

« Eh bien, laisse-moi t’accompagner au moins jusque-là, quoi que tu aies à y faire.

— Tu te mettrais en danger.

— Comme si ça m’était jamais arrivé. Si je commence à avoir le trac, je prendrai la poudre d’escampette. Promis. »

La proposition était la bienvenue, je l’ai acceptée.

Juste avant de monter en selle, j’ai tiré de mes affaires un exemplaire d’Un garçon de l’Ouest sur l’Océan (j’en avais emporté une demi-douzaine) que j’ai offert à Lymon. Il l’a regardé avec émerveillement à la lumière que déversaient les portes du palais. « C’est celui que t’as écrit ?

— Il y a mon nom sur la couverture. Juste au-dessus de la Pieuvre. Il n’y a pas de Pieuvre dans le livre. »

Il a semblé sincèrement touché par mon présent. « Je le lirai, Adam, promis, dès que je serai un peu plus tranquille dans la vie. Tiens », a-t-il dit en plongeant la main dans sa poche, « voilà pour toi, en échange. En souvenir de moi. Disons que c’est un cadeau de Noël. »

J’ai accepté son cadeau, qu’il avait fabriqué lui-même, et l’en ai solennellement remercié.

Une vilaine mésaventure a failli nous arriver avant même de quitter le domaine palatin. Pour gagner la porte de la 59e Rue, nous avons traversé la Pelouse aux Statues, où l’on conservait les sculptures et reliques de l’époque des Profanes de l’Ancien Temps. Déjà inquiétant en plein jour, l’endroit le devenait encore davantage dans l’éclat nocturne et diffus de la ville, avec la tête en cuivre du Colosse de la Liberté qui penchait en permanence vers le sud, l’Ange des Eaux qui regardait Christophe Colomb d’un air de pitié solennelle et Simon Bolivar figé dans un raid de cavalerie sur l’Aiguille de Cléopâtre. Le chemin serpentait comme dans un labyrinthe entre ces énigmes de bronze qui dataient des temps anciens. Nous semblions y être seuls.

Sauf que nous ne l’étions pas. Un petit groupe de cavaliers, qui avait dû forcer le passage à l’une ou l’autre des Portes, se tapissait entre les statues en comptant peut-être dévaliser les Gardes républicains isolés ou les Eupatridiens qui quitteraient les lieux avec du butin… acte de violence dont ils imaginaient sans doute pouvoir se sortir sans mal, dans cette atmosphère générale de chaos et d’abandon.

Quel que fût leur plan, ils nous ont vus arriver et sont sortis en groupe serré de leur cachette. Ils étaient six, ai-je compté. Leur meneur n’a pas dissimulé ses intentions puisqu’il a tiré un fusil d’un étui fixé à sa selle. « Par ici ! » m’a crié Lymon Pugh. Nous avons éperonné nos montures, mais les voleurs avaient préparé leur attaque avec une grande précision. Ils étaient sur le point de nous couper le passage, et sans doute de nous tuer pour s’emparer de notre modeste trésor, quand l’homme au fusil a soudain regardé derrière nous, les yeux écarquillés, et crié une obscénité tandis que son cheval se cabrait.

Je me suis retourné sur ma selle pour voir ce qui l’effrayait à ce point.

Cela n’avait rien d’un ennemi, puisqu’il s’agissait tout simplement d’Otis, la vieillissante Girafe célibataire qui aimait passer ses soirées au milieu des statues. L’inhabituelle activité nocturne au palais l’avait rendu nerveux, j’imagine, et une fois nerveux, Otis avait tendance à charger. C’est précisément ce qu’il a fait : il a surgi de derrière le diadème cabossé du Colosse de la Liberté en balançant majestueusement son long cou et en galopant droit sur les bandits. Sans doute aurait-il rugi, si la nature l’en avait rendu capable.

Les voleurs se sont égaillés dans toutes les directions. Lymon et moi en avons profité pour fuir sans un regard en arrière et nous n’avons ralenti l’allure qu’en voyant les lumières de la 59e Rue.

J’ai entendu des coups de feu tandis que nous passions la Porte. J’ignore si Otis a été blessé au cours de cet affrontement avec les bandits. Je ne pense pas, mais je n’en ai aucune preuve. Les Girafes ne sont bien entendu ni invulnérables aux balles, ni moins mortelles que les autres animaux. Je ne pense pas pour autant qu’Otis se laisserait tuer par des hommes aussi peu recommandables… ce n’était pas son genre.

9

Je n’ai révélé notre destination à Lymon Pugh qu’une fois à proximité de celle-ci, car je doutais sans cesse de la sagesse de cette expédition. Je considérais toutefois que Julian méritait une dernière chance de changer d’avis et de décider de quitter Manhattan, surtout à présent que la ville brûlait ; de plus, si je le trouvais, je pourrais (me disais-je, du moins) lui demander pourquoi il s’était limité à des adieux aussi impersonnels qu’un petit billet griffonné.

Je n’étais pas absolument certain de pouvoir le retrouver, mais je pensais savoir où il était allé et estimais avoir assez de temps, mais tout juste, pour vérifier ce fort pressentiment.

Si quelque chose devait nous faire obstacle, ce serait l’incendie dans le Quartier des Immigrants, suivant la manière dont il s’était étendu. En traversant la 9e Rue, nous avons failli être repoussés par une vague d’Égyptiens en fuite. C’était une population agitée et majoritairement méprisée. Nombre de ces gens avaient fui leur pays natal pour échapper à la misère et aux combats de Suez, ainsi qu’à la maladie qui hante les terribles ruines du Caire. Ils avaient déjà été témoins de ravages et semblaient plus résignés que surpris par cette nouvelle catastrophe : ils avançaient péniblement, leurs ballots sur les épaules, traînant leurs charrettes comme s’il ne s’agissait ni de leur première apocalypse, ni sans doute de leur dernière. Ils ne nous ont prêté aucune attention, mais ce flot humain nous a obligés à ralentir.

Nous sommes bientôt arrivés en vue de l’incendie lui-même, qui bondissait par-dessus les toits du voisinage. Les flammes avaient déjà dévoré la plus grande partie du Quartier des Immigrants où, souvent appuyées à d’anciennes ruines en béton et construites avec des décombres résultant de fouilles de fortune, les fragiles maisons brûlaient comme du petit bois. Toutes les voitures de pompiers et pompes à incendie de Manhattan, du moins à ce qu’il semblait, étaient venues s’attaquer au problème. On puisait dans deux canaux : le Houston, qui servait au fret, et le Delancey, réservé quant à lui aux eaux usées… même si en pratique, ils se ressemblaient beaucoup. Des débris des plus nauséabonds obstruaient souvent les tuyaux des pompiers et la puanteur de fumée, de brûlé et de déchets humains en ébullition a failli nous faire rebrousser chemin. Par chance, Lymon Pugh avait apporté un assortiment de masques en papier anticontagion (dont certains imbibés, selon la coutume eupatridienne, d’huile d’opopanax). Nous en avons mis un chacun, qui a modestement fait obstacle à la fâcheuse odeur du sinistre.