Le vent violent emportait des étincelles et des braises. Les pompes à incendie avaient par chance réussi, du moins jusqu’à présent, à faire du canal Houston une espèce de coupe-feu, aussi les flammes ne l’avaient-elles pas franchi. Cela faisait notre affaire, l’adresse que je cherchais se trouvant justement de notre côté de ce canal.
« Vas-tu bien finir par me dire où on va ? a lancé Lymon Pugh.
— À l’Église des Apôtres Etc.
— Quoi ? La vieille grange de Magnus Stepney ? Je croyais qu’il y avait eu une descente là-bas, l’année dernière.
— L’Église existe toujours, en version réduite, dans le grenier d’un bâtiment sur la 9e Rue.
— Tu crois que Julian est allé là-bas, malgré l’incendie ?
— C’est une intuition », ai-je marmonné, et c’en était bien une, sans doute fausse, mais l’idée qu’ils étaient venus là avait pris racine dans mon esprit sans que je parvinsse ensuite à l’en déloger.
« Peut-être pas, a soudain dit Lymon en tirant les rênes de son cheval tout en me faisant signe de le suivre dans une ruelle. Regarde ! »
Nous sommes restés dans l’ombre à observer un groupe de cavaliers qui ne s’éloignait pas de l’incendie, mais s’en approchait dans la même direction que nous. Je n’ai pas tardé à comprendre ce qui avait inquiété Lymon : il s’agissait du diacre Hollingshead à la tête d’une escouade de policiers ecclésiastiques en uniforme doré. Je n’ai pas douté que ce fût le diacre : il se trouvait assez près pour qu’on pût le reconnaître et je ne pouvais oublier le visage haineux de l’homme qui avait essayé de traduire Calyxa en justice.
Il nous a jeté un coup d’œil en passant, mais les masques anti-infection nous rendaient difficilement identifiables et lui-même était trop absorbé par sa tâche pour nous prêter davantage attention.
Sa destination était la nôtre. Le temps que nous arrivions à l’entrepôt dont le grenier accueillait l’Église de Magnus Stepney, Hollingshead et ses hommes avaient mis pied à terre devant celui-ci. La demi-douzaine de policiers ecclésiastiques a rapidement entouré le bâtiment en se plaçant devant chaque porte, manœuvres que Lymon et moi avons suivies à distance prudente.
Il n’y avait pas de pompiers dans les environs… la rue était d’ailleurs déserte, ses habitants ayant fui depuis longtemps. Elle avait quelque peu changé depuis ma dernière venue, suite surtout à la levée, par Julian, de l’interdiction des Églises apostates. Rien qu’un an auparavant, c’était un quartier sournois de boutiques de chanvre, de meublés et autres commerces de bas étage. Ce l’était toujours, mais des temples, mosquées et autres lieux de culte nouvellement fondés avaient poussé au milieu des tavernes et des hôtels malpropres, nombre d’entre eux peints de couleurs voyantes ou décorés de symboles et slogans pleins d’imagination, comme si une fête foraine de la Foi était arrivée en ville.
Tous les camions de pompiers se trouvaient soit au bord du canal, soit derrière nous et plus à l’ouest. Le Quartier Immigrant brûlait sans entraves, les braises emportées par le vent retombaient doucement, mais aucune flamme n’avait encore atteint ni l’entrepôt accueillant l’Église des Apôtres Etc., ni aucun des bâtiments voisins.
« Si le diacre s’est déplacé, c’est que Julian doit être à l’intérieur comme tu l’as deviné, a dit Lymon Pugh. Regarde comme ils couvrent les entrées… très professionnel, pour des hommes du Dominion, encore que n’importe quelle patrouille militaire ferait mieux.
— Et ils sont bien armés », ai-je ajouté, car on voyait luire des fusils Pittsburgh dans les mains des policiers ecclésiastiques. « Si seulement nous étions arrivés les premiers !
— Non, Adam, tu te trompes. Si on était arrivés les premiers, on serait à l’intérieur avec Julian et à la merci des caprices du diacre. Notre situation actuelle nous donne une chance de prendre l’ennemi par surprise.
— Rien qu’à deux ?
— Il va falloir de la furtivité, a admis Lymon Pugh, mais c’est faisable.
— Je n’ai même pas un pistolet à opposer à leurs armes.
— Laisse-moi m’occuper de ça. Ils ont divisé leurs forces, Adam, tu as vu ? Six hommes en plus du diacre, et il vient d’en envoyer trois à l’arrière pour couvrir les sorties.
— Même trois hommes armés…
— De la police du Dominion ! Tu sais quoi, j’aurais pu régler leur compte à une dizaine de types comme eux avant même de me retrouver dans l’armée. Je l’ai souvent fait. »
Malgré ce que m’avait raconté Lymon de son époque de combats de rue et de désossage des bœufs, la proposition m’a paru risquée. Il n’a toutefois pas voulu en démordre. Il m’a dit de ne pas bouger et de faire tenir les chevaux tranquilles pendant qu’il contournait l’entrepôt. Il allait mettre hors d’état de nuire les policiers postés derrière et s’emparer de leurs fusils. Une fois armés, si je pensais que cela valait le coup, nous pourrions attaquer les hommes présents devant le bâtiment. Je lui ai répondu qu’après être venu jusque-là, autant mener le voyage à son terme, du moment que nous avions une chance raisonnable d’en sortir vivants.
Il a souri et s’est éclipsé à toute vitesse, en décrivant un grand cercle pour rester dans l’ombre.
Rendus nerveux par l’incendie de l’autre côté du canal, les chevaux voulaient hennir et taper du pied. Je les ai attachés à un poteau et j’ai passé un temps considérable à les calmer. Les flammes montaient si haut dans le ciel qu’elles jetaient partout une lueur rouge de crépuscule, et la fumée était d’une telle épaisseur que même mon masque anticontagion ne pouvait m’en préserver, si bien que j’avais beaucoup de mal à m’empêcher de tousser bruyamment.
Il y a alors eu un coup de feu, suivi d’une salve irrégulière de coups de fusil qui ont aussitôt réduit à néant tous mes efforts pour apaiser les chevaux. J’ai regardé l’entrepôt de l’autre côté de la rue. Les brutes ecclésiastiques postées devant se sont emparées de leurs armes et précipitées à l’arrière du bâtiment pour découvrir ce qui s’était passé, laissant le diacre seul.
Celui-ci ne s’est pas attardé pour autant. Il est entré sans escorte dans le bâtiment par la porte principale, l’air très déterminé et la main droite fermement serrée sur un pistolet.
Le plan de Lymon ne se déroulait pas comme prévu, ce qui m’obligeait à agir par moi-même. Je me suis dépêché de traverser la rue déserte en évitant les tonneaux d’ordures renversés et en foulant les pellicules de cendres tombées depuis peu du ciel noir de suie, puis j’ai suivi le diacre Hollingshead à l’intérieur de l’entrepôt, à pas de loup pour éviter qu’il se rendît compte de ma présence.