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Il m’a fallu un moment pour monter les escaliers, sans autre lumière que la lueur de l’incendie qui entrait par les fenêtres palières. À tout moment, je craignais d’entendre un autre coup de feu, et une fois parvenu là-haut dans la chapelle, je m’attendais à y trouver le corps de Julian abattu par le diacre. Aucun coup de feu n’a toutefois claqué, et quand je suis arrivé à l’écriteau au sommet de l’escalier…

ÉGLISE DES APÔTRES ETC.

DIEU EST CONSCIENCE

N’EN AYEZ AUCUN AUTRE

AIMEZ VOTRE PROCHAIN COMME VOTRE FRÈRE

… j’ai entendu des voix.

Quelques pas supplémentaires m’ont conduit à la porte du grand grenier dont Magnus se servait comme chapelle, avec ses bancs pour les paroissiens et sa haute fenêtre ronde sous le faîte.

Aucun paroissien ne l’occupait cependant, comme je l’ai découvert en glissant la tête par la porte. J’ai par contre vu le diacre Hollingshead de dos, son arme braquée sur Julian Comstock et Magnus Stepney, assis côte à côte sur le banc le plus proche.

C’est tout ce que j’ai pu distinguer, car la seule lumière provenait de la haute fenêtre qui donnait sur le quartier égyptien. Toute la scène baignait dans diverses teintes d’ambre, d’orange et de rouge braise, lumière qui oscillait, tremblotait, augmentait et diminuait.

On ne m’avait pas encore vu et je me suis figé sur place.

« De tous les crimes que vous avez commis, disait Hollingshead, et ils sont innombrables, celui qui “m’amène ici”, comme vous dites, est le meurtre de ma fille. »

Magnus et Julian s’appuyaient l’un à l’autre sur leur banc, le visage dans l’ombre. Quand Julian a répondu, cela a été d’un murmure.

« Vous accomplissez donc une mission inutile. Quels que puissent être mes autres actes, je n’ai en aucune manière fait de mal à votre fille. »

Le diacre a lâché un rire furieux. « Vous ne lui avez pas fait de mal ! Vous avez ordonné l’attaque de Colorado Springs, n’est-ce pas ? »

Julian a hoché lentement la tête.

« Alors vous l’avez aussi sûrement tuée qu’en lui plongeant un poignard dans la poitrine ! Sa maison, ma maison, a été détruite par les tirs d’artillerie. Elle a été réduite en cendres, Monsieur le Président. Aucun survivant.

— Je suis désolé pour la destruction de votre propriété…

— Ma propriété !

— … et pour toutes les vies perdues dans l’attaque, en vain, j’imagine, mais l’histoire jugera. Le Dominion aurait pu céder, vous savez, cela aurait empêché tout ce bain de sang. Mais en ce qui concerne votre fille… elle est vivante, diacre Hollingshead. »

Le diacre s’était sans doute attendu à de laborieuses dénégations, ou peut-être à ce que Julian implorât sa clémence, aussi cette riposte modérée l’a-t-elle pris au dépourvu. Il a baissé son pistolet de quelques pouces et j’ai envisagé d’essayer de le lui arracher, mais cela m’a semblé trop risqué pour le moment.

« Vous voulez dire quelque chose de particulier par là, ou bien vous avez complètement perdu la tête ? a-t-il demandé.

— L’histoire des ennuis de votre fille a largement circulé…

— En partie grâce à cette chanson vulgaire que l’épouse dépravée de votre ami a chantée l’année dernière pendant la célébration de la fête de l’Indépendance…

— … et j’avoue m’être intéressé à elle. J’ai très attentivement étudié sa situation. Peu avant l’attaque de Colorado Springs, j’ai envoyé deux de mes Gardes républicains s’entretenir avec elle…

— Un entretien ! Vraiment ?

— Mes hommes l’ont informée de l’action militaire imminente et lui ont proposé un moyen d’évasion. »

Hollingshead s’est avancé d’un pas vers ses prisonniers. « Des mensonges, sans aucun doute, mais je vous en fais serment, Julian Comstock, si vous avez vraiment pris ma fille en otage, dites-moi où elle est… dites-le-moi, et je vous laisserai peut-être vivre encore un peu.

— Votre fille n’est pas otage. Je vous ai dit qu’on lui avait proposé un moyen d’évasion. J’entends par là de s’installer dans une autre grande ville… loin du cœur du Dominion et loin de vous, diacre Hollingshead, à un endroit où elle peut vivre sous un nom d’emprunt et fréquenter qui lui plaît.

— Pécher comme il lui plaît, vous voulez dire ! Si c’est exact, vous auriez mieux fait de la tuer ! Vous avez assassiné son âme immortelle, ce qui est exactement la même chose !

— La même chose à vos yeux. La jeune fille est d’un autre avis. »

Cela a encore accru la colère du diacre. Il a fait un pas menaçant en avant et je me suis moi-même avancé dans son dos. Julian et Magnus s’étaient aperçus de mon arrivée, mais avaient eu la présence d’esprit de n’en rien montrer.

« Si vous vous imaginez avoir remporté une sorte de victoire, a dit le diacre, vous vous trompez. Le président Comstock ! Julian le Conquérant ! Ha ! Voyez où se trouve Julian le Conquérant, à présent… Il se cache dans une église apostate tandis que sa présidence s’écroule autour de lui et que la ville brûle à moins de cent mètres de là !

— Ce que j’ai fait pour votre fille, je l’ai fait pour son bien à elle, non à cause de vous. Elle porte les cicatrices des coups de fouet que vous lui avez donnés. Sans mon intervention, je doute qu’elle aurait vécu jusqu’à trente ans, sous votre férule. »

Je me suis demandé si Julian n’essayait pas de se faire tuer, à contrarier ainsi le diacre. J’ai avancé sans bruit d’un autre pas.

« Je la récupérerai sous peu, a affirmé l’ecclésiastique.

— J’en doute. Elle est soigneusement cachée. Elle vivra pour maudire votre nom. Elle l’a déjà maudit plus d’une fois.

— Je devrais vous tuer rien que pour ça.

— Faites donc, alors… Cela ne changera rien.

— Au contraire. Vous êtes un raté, Julian Comstock, tout comme votre présidence et votre rébellion contre le Dominion.

— J’imagine que le Dominion va durer encore un peu. Mais il est condamné à long terme, vous savez. De telles institutions ne durent jamais. Voyez dans l’histoire : il y a eu mille Dominions. Soit ils s’effondrent et sont oubliés, soit ils changent du tout au tout.

— L’histoire du monde est écrite dans les Saintes Écritures et elle s’achève en Royaume.

— L’histoire du monde est écrite dans le sable et évolue avec le souffle du vent.

— Dites-moi où est ma fille.

— Je ne vous le dirai pas.

— Dans ce cas, je vais commencer par tuer votre ami sodomite, ensuite je… »

Il n’a pas terminé sa phrase. J’ai sorti de ma poche le cadeau de Noël de Lymon Pugh. C’était un Assommoir, bien entendu. Lymon n’avait cessé de perfectionner sa technique de fabrication et m’avait fait l’honneur d’une de ses meilleures productions. Le sac de chanvre était cousu et orné d’un astucieux motif de perles, tandis que le lingot de plomb à l’intérieur aurait pu avoir été moulé dans un œuf d’Autruche.

Je me suis jeté en avant et servi de cet utile présent pour faire sauter le pistolet des mains du diacre.

Un coup de feu est parti quand l’arme est tombée, mais la balle est allée s’enfoncer dans le parquet. Hollingshead s’est retourné d’un coup en agrippant sa main blessée. Il m’a regardé, les yeux écarquillés (j’imagine qu’il a reconnu en ma personne le mari de Calyxa), puis les a baissés sur l’instrument au bout de mon bras.

« Qu’est-ce que c’est que cette chose ? a-t-il voulu savoir.