— On appelle ça un Assommoir », ai-je répondu juste avant de lui en montrer l’usage d’un geste vigoureux, si bien que Hollingshead s’est aussitôt retrouvé gisant à mes pieds.
Lymon Pugh est arrivé à ce moment-là par les escaliers. « Ils m’ont donné du mal, a-t-il commencé, mais j’ai fini par m’en débarrasser l’un après l’autre, de ces agents ecclésiastiques… j’ai entendu un coup de feu, ici… dis, c’est le diacre ? Il a pas l’air en forme.
— Surveille la porte, s’il te plaît, Lymon », ai-je dit, car je voulais avoir une conversation privée avec Julian. Lymon a compris et quitté la pièce.
Julian ne s’est pas levé et n’a pas changé de position. Ainsi appuyés l’un contre l’autre, Magnus Stepney et lui ressemblaient à des poupées de chiffon jetées là par un enfant impatient. J’ai contourné le corps du diacre pour m’approcher d’eux.
« Pas trop près », a averti Julian.
J’ai hésité. « Comment ça ? »
Magnus Stepney a répondu à sa place. « Votre masque anticontagion m’a gêné pour vous reconnaître, Adam Hazzard, mais vous feriez mieux de le garder.
— À cause de la fumée, vous voulez dire.
— Non. »
Magnus s’est penché pour ramasser une lanterne posée par terre près de lui. Il l’a allumée puis soulevée afin d’en faire tomber la lumière sur Julian et sur lui-même.
J’ai aussitôt compris et j’avoue avoir reculé d’un pas, le souffle coupé.
Pâle, les yeux à demi clos, Julian avait des boutons de fièvre sur les joues. Le symptôme révélateur était toutefois plutôt l’étendue de pustules jaune pâle, comme des perce-neige dans un jardin d’hiver, qui montait au-dessus de son col et entourait ses poignets.
« Oh, ai-je lâché. Oh.
— La Vérole, a dit Julian. Jusqu’à ce soir, je n’étais pas sûr de l’avoir attrapée, mais l’apparition des lésions a anéanti mes dernières illusions. Voilà pourquoi je suis resté isolé dans ma loge au théâtre… et pourquoi je suis parti sans prévenir. Et aussi pourquoi je ne peux pas vous rejoindre à bord du Goldwing, au cas où tu t’apprêterais à poser la question. Je risquerais d’infecter tout l’équipage et tous les passagers. Tuer la moitié des gens que j’aime, et mourir par la même occasion.
— Alors tu es venu ici ?
— Pour y passer ses derniers instants, cet endroit en vaut un autre, je trouve.
— L’incendie te tuera avant l’épidémie. »
Il s’est contenté de hausser les épaules.
« Et vous, Magnus ? ai-je demandé. Assis comme ça juste à côté de lui, vous ne craignez pas d’attraper la maladie ?
— Selon toute vraisemblance, c’est déjà fait, mais merci de poser la question, Adam. J’ai l’intention de rester avec Julian aussi longtemps que j’en trouverai la force en moi. »
C’était une parole de saint. Julian a pris la main de Magnus et s’est allongé sur le banc, en gémissant un peu à cause de la pression sur ses plaies, pour poser la tête sur ses genoux.
J’avais toujours espéré que Julian trouverait une femme pour l’aimer, afin qu’il pût connaître une partie des plaisirs que la vie m’avait accordés et lui avait refusés. Cela ne s’est pas produit, mais j’ai eu la consolation de voir qu’il aurait au moins son ami Magnus près de lui dans ses derniers instants. S’il n’avait pas d’épouse pour lui apporter du réconfort ou défroisser l’oreiller sur lequel il agonisait, il avait Magnus, et peut-être cela valait-il aussi bien à ses yeux.
« J’ai raté le rideau du troisième acte », a regretté Julian, l’air triste et rêveur… sans doute avait-il commencé à divaguer. « Il y a eu des applaudissements ?
— Des applaudissements, des acclamations, et en abondance. »
Je n’en suis pas certain à cause de la mauvaise lumière, mais je crois qu’il a souri.
« C’était un bon spectacle, Adam, pas vrai ?
— Un excellent spectacle. Le meilleur qui soit.
— Il fera qu’on se souvienne de moi, tu crois ?
— Bien sûr qu’on se souviendra de toi. »
Il a hoché la tête et fermé les yeux.
« C’est vrai ce que tu as dit au diacre sur sa fille ? lui ai-je demandé.
— Elle est en sécurité à Montréal, sur mon ordre.
— C’était un acte plein de noblesse.
— Il compense la puanteur de la guerre et de la mort. Ma modeste offrande à la Conscience. Tu crois que ça suffira ? » a-t-il demandé en braquant sur Magnus son regard fiévreux.
« La Conscience n’est pas difficile, a répondu celui-ci. Elle accepte à peu près toutes les offrandes, et la tienne était généreuse.
— Merci d’être venu, Adam. » Visiblement, Julian se fatiguait vite. « Mais il vaudrait mieux que tu rejoignes les quais, maintenant. Le Goldwing n’attendra pas, et l’incendie s’étend, j’imagine.
— Le vent transporte les braises de l’autre côté du canal. Cet entrepôt va bientôt brûler, s’il n’a pas déjà commencé.
— Je crois que tu as raison. »
Ni l’un ni l’autre n’a toutefois bougé et je n’arrivais pas à les abandonner.
« Je crains de ne pas avoir été un bon président, a chuchoté Julian.
— Mais tu as été un bon ami.
— Veille bien sur ton bébé, Adam Hazzard. Ce n’est pas Flaxie que j’entends pleurer ? Je crois que j’aimerais dormir, maintenant. »
Il a fermé les yeux sans plus me prêter attention. J’ai remercié Magnus pour sa gentillesse et suis parti sans me retourner.
Devant le bâtiment, dans la brûlante atmosphère pleine de cendres, j’ai fait mes adieux à Lymon Pugh. Celui-ci m’a pris la main une dernière fois en me disant qu’il était désolé pour Julian, puis m’a souhaité bonne chance dans « les endroits étrangers ». Il est ensuite parti en direction des quartiers résidentiels, cavalier solitaire dans une rue déserte jonchée de charbons ardents apportés par le vent.
Je suis arrivé sur les quais à minuit. J’ai pris les sacoches de mon pur-sang et offert celui-ci à une famille d’Égyptiens qui passait par là et pour laquelle il représentait sans doute la fortune de Crésus. Le Goldwing n’était pas parti. J’ai embarqué et trouvé ma cabine, dans laquelle Calyxa veillait Flaxie dans son berceau. Mon absence l’avait impatientée et elle a voulu savoir où j’étais allé, mais je ne me suis pas expliqué, je l’ai juste prise dans mes bras pour pleurer sur son épaule.
10
Le Goldwing a quitté le port à l’aube, devant les flammes. Il a traversé les Narrows et jeté l’ancre dans la Lower Bay pour attendre un vent favorable. Un soleil de décembre brillait avec vivacité.
Nous voyions la fumée monter de New York. L’incendie a dévoré le bas de Manhattan presque jusqu’au domaine palatin avant que le vent retournât les flammes sur elles-mêmes. Épaisse colonne inclinée, la fumée s’élevait jusqu’à la haute atmosphère qui s’en emparait alors pour l’étaler sur l’océan. Il m’est venu la macabre idée que ce nuage de cendres et de suie contenait – devait avoir contenu, par raisonnement scientifique – des particules de ce qui avait été mon ami Julian. Ses atomes, je veux dire, transfigurés par le feu, nettoyés de toute maladie et enfin autorisés à pleuvoir sur un océan indifférent.
C’était une réflexion douloureuse, mais j’ai pensé qu’elle aurait plu à Julian, car elle était de nature philosophique, du moins autant que possible pour moi.
À midi, le capitaine de notre navire a décidé d’appareiller. Cela n’avait rien de simple : il fallait lever les ancres, hisser les voiles, faire tourner les treuils et autres actions du même genre. (Le Goldwing ne disposait que d’un petit moteur à vapeur, pour le cabotage. En mer, c’était une goélette à la merci du vent.) Calyxa et moi avons confié Flaxie à une nourrice pour monter sur le pont arrière assister à la mise en place des voiles. Sam et la mère de Julian s’y trouvaient déjà, aussi nous sommes-nous regroupés tous les quatre… sans vraiment échanger de paroles, car nous partagions un chagrin littéralement indicible.