– Eh bien! Thérèse, me dit mon bourreau, je gage que si tu veux être vraie, tu n'as senti que du plaisir?
– Que de l'horreur, monsieur, que des dégoûts, que des angoisses et du désespoir!
– Tu me trompes, je connais les effets que tu viens d'éprouver; mais quels qu'ils aient été, que m'importe! tu dois, je l'imagine, me connaître assez pour être bien sûre que ta volupté m'inquiète infiniment moins que la mienne dans ce que j'entreprends avec toi, et cette volupté que je cherche a été si vive, que je vais m'en procurer encore les instants. C'est de toi, maintenant, Thérèse, me dit cet insigne libertin, c'est de toi seule que tes jours vont dépendre.
Il passe alors autour de mon cou cette corde qui pendait au plafond; dès qu'elle y est fortement arrêtée, il lie au tabouret sur lequel je posais les pieds et qui m'avait élevée jusque-là, une ficelle dont il tient le bout, et va se placer sur un fauteuil en face de moi: dans mes mains est une serpe tranchante dont je dois me servir pour couper la corde au moment où, par le moyen de la ficelle qu'il tient, il fera trébucher le tabouret sous mes pieds.
– Tu le vois, Thérèse, me dit-il alors, si tu manques ton coup, je ne manquerai pas le mien; je n'ai donc pas tort de te dire que tes jours dépendent de toi.
Il s'excite; c'est au moment de son ivresse qu'il doit tirer le tabouret dont la fuite me laisse pendue au plafond; il fait tout ce qu'il peut pour feindre cet instant; il serait aux nues si je manquais d'adresse; mais il a beau faire, je le devine, la violence de son extase le trahit, je lui vois faire le fatal mouvement, le tabouret s'échappe, je coupe la corde et tombe à terre, entièrement dégagée; là, quoique à plus de douze pieds de lui, le croiriez-vous, madame? je sens mon corps inondé des preuves de son délire et de sa frénésie.
Une autre que moi, profitant de l'arme qu'elle se trouvait entre les mains, se fût sans doute jetée sur ce monstre; mais à quoi m'eût servi ce trait de courage? N'ayant pas les clefs de ces souterrains, en ignorant les détours, je serais morte avant que d'en avoir pu sortir; d'ailleurs Roland était armé; je me relevai donc, laissant l'arme à terre, afin qu'il ne conçût même pas sur moi le plus léger soupçon; il n'en eut point; il avait savouré le plaisir dans toute son étendue, et content de ma douceur, de ma résignation, bien plus peut-être que de mon adresse, il me fit signe de sortir, et nous remontâmes.
Le lendemain, j'examinai mieux mes compagnes. Ces quatre filles étaient de vingt-cinq à trente ans; quoique abruties par la misère et déformées par l'excès des travaux, elles avaient encore des restes de beauté; leur taille était belle, et la plus jeune, appelée Suzanne, avec des yeux charmants, avait encore de très beaux cheveux; Roland l'avait prise à Lyon, il avait eu ses prémices, et après l'avoir enlevée à sa famille, sous les serments de l'épouser, il l'avait conduite dans cet affreux château; elle y était depuis trois ans, et, plus particulièrement encore que ses compagnes, l'objet des férocités de ce monstre: à force de coups de nerf de bœuf, ses fesses étaient devenues calleuses et dures comme le serait une peau de vache desséchée au soleil; elle avait un cancer au sein gauche et un abcès dans la matrice qui lui causait des douleurs inouïes. Tout cela était l'ouvrage du perfide Roland; chacune de ces horreurs était le fruit de ses lubricités.
Ce fut elle qui m'apprit que Roland était à la veille de se rendre à Venise, si les sommes considérables qu'il venait de faire dernièrement passer en Espagne lui rapportaient les lettres de change qu'il attendait pour l'Italie, parce qu'il ne voulait point porter son or au-delà des monts; il n'y en envoyait jamais: c'était dans un pays différent de celui où il se proposait d'habiter qu'il faisait passer ses fausses espèces; par ce moyen, ne se trouvant riche dans le lieu où il voulait se fixer que des papiers d'un autre royaume, ses friponneries ne pouvaient jamais se découvrir. Mais tout pouvait manquer dans un instant, et la retraite qu'il méditait dépendait absolument de cette dernière négociation, où la plus grande partie de ses trésors était compromise. Si Cadix acceptait ses piastres, ses sequins, ses louis faux, et lui envoyait sur cela des lettres sur Venise, Roland était heureux le reste de sa vie; si la fraude était découverte, un seul jour suffisait à culbuter le frêle édifice de sa fortune.
– Hélas! dis-je en apprenant ces particularités, la providence sera juste une fois, elle ne permettra pas les succès d'un tel monstre, et nous serons toutes vengées…
Grand Dieu! après l'expérience que j'avais acquise, était-ce à moi de raisonner ainsi!
Vers midi, on nous donnait deux heures de repos dont nous profitions pour aller toujours séparément respirer et dîner dans nos chambres; à deux heures, on nous rattachait et l'on nous faisait travailler jusqu'à la nuit, sans qu'il nous fût jamais permis d'entrer dans le château. Si nous étions nues, c'était non seulement à cause de la chaleur, mais plus encore afin d'être mieux à même de recevoir les coups de nerf de bœuf que venait de temps en temps nous appliquer notre farouche maître. L'hiver, on nous donnait un pantalon et un gilet tellement serrés sur la peau, que nos corps n'en étaient pas moins exposés aux coups d'un scélérat dont l'unique plaisir était de nous rouer.
Huit jours se passèrent sans que je visse Roland; le neuvième, il parut à notre travail, et prétendant que Suzanne et moi tournions la roue avec trop de mollesse, il nous distribua trente coups de nerf de bœuf à chacune, depuis le milieu des reins jusqu'au gras des jambes.
A minuit de ce même jour, le vilain homme vint me trouver dans mon cachot, et s'enflammant du spectacle de ses cruautés, il introduisit encore sa terrible massue dans l'antre ténébreux que je lui exposais par la posture où il me tenait en considérant les vestiges de sa rage. Quand ses passions furent assouvies, je voulus profiter de l'instant de calme pour le supplier d'adoucir mon sort. Hélas! j'ignorais que si dans de telles âmes le moment du délire rend plus actif le penchant qu'elles ont à la cruauté, le calme ne les en ramène pas davantage pour cela aux douces vertus de l'honnête homme; c'est un feu plus ou moins embrasé par les aliments dont on le nourrit, mais qui ne brûle pas moins quoique sous la cendre.
– Et de quel droit, me répondit Roland, prétends-tu que j'allège tes chaînes? Est-ce en raison des fantaisies que je veux bien me passer avec toi? Mais vais-je à tes pieds demander des faveurs de l'accord desquelles tu puisses implorer quelques dédommagements? Je ne te demande rien, je prends, et je ne vois pas que, de ce que j'use d'un droit sur toi, il doive en résulter qu'il me faille abstenir d'en exiger un second. Il n'y a point d'amour dans mon fait: l'amour est un sentiment chevaleresque souverainement méprisé par moi, et dont mon cœur ne sentit jamais les atteintes; je me sers d'une femme par nécessité, comme on se sert d'un vase rond et creux dans un besoin différent, mais n'accordant jamais à cet individu, que mon argent et mon autorité soumettent à mes désirs, ni estime ni tendresse; ne devant ce que j'enlève qu'à moi-même, et n'exigeant jamais de lui que de la soumission, je ne puis être tenu d'après cela à lui accorder aucune gratitude. Je demande à ceux qui voudraient m'y contraindre si un voleur qui arrache la bourse d'un homme dans un bois, parce qu'il se trouve plus fort que lui, doit quelque reconnaissance à cet homme du tort qu'il vient de lui causer? Il en est de même de l'outrage fait à une femme: ce peut être un titre pour lui en faire un second, mais jamais une raison suffisante pour lui accorder des dédommagements.