– Ah! monsieur, répondis-je, il y a de l'extravagance à cette proposition.
– Non, Thérèse, je l'exige, répondit-il en se déshabillant, mais conduis-toi bien; vois quelle preuve je te donne de ma confiance et de mon estime!
A quoi m'eût-il servi de balancer? N'était-il pas maître de moi? D'ailleurs, il me paraissait que le mal que j'allais faire serait aussitôt réparé par l'extrême soin que je prendrais pour lui conserver la vie: j'en allais être maîtresse de cette vie, mais quelles que pussent être ses intentions vis-à-vis de moi, ce ne serait assurément que pour la lui rendre.
Nous nous disposons: Roland s'échauffe par quelques-unes de ses caresses ordinaires; il monte sur le tabouret, je l'accroche; il veut que je l'invective pendant ce temps-là, que je lui reproche toutes les horreurs de sa vie: je le fais; bientôt son dard menace le ciel, lui-même me fait signe de retirer le tabouret, j'obéis. Le croirez-vous, madame, rien de si vrai que ce qu'avait cru Roland: ce ne furent que des symptômes de plaisir qui se peignirent sur son visage, et presque au même instant des jets rapides de semence s'élancèrent à la voûte. Quand tout est répandu, sans que j'aie aidé en quoi que ce pût être, je vole le dégager, il tombe évanoui, mais à force de soins, je lui ai bientôt fait reprendre ses sens.
– Oh! Thérèse, me dit-il en rouvrant les yeux, on ne se figure point ces sensations; elles sont au-dessus de tout ce qu'on peut dire: qu'on fasse maintenant de moi ce que l'on voudra, je brave le glaive de Thémis. Tu vas me trouver encore bien coupable envers la reconnaissance, Thérèse, me dit Roland en m'attachant les mains derrière le dos, mais que veux-tu, ma chère, on ne se corrige point à mon âge… Chère créature, tu viens de me rendre à la vie, et je n'ai jamais si fortement conspiré contre la tienne; tu as plaint le sort de Suzanne, eh bien! je vais te réunir à elle; je vais te plonger vive dans le caveau où elle expira.
Je ne vous peindrai point mon état, madame, vous le concevez; j'ai beau pleurer, beau gémir, on ne m'écoute plus. Roland ouvre le caveau fatal, il y descend une lampe, afin que j'en puisse encore mieux discerner la multitude de cadavres dont il est rempli, il passe ensuite une corde sous mes bras, liés, comme je vous l'ai dit, derrière mon dos, et par le moyen de cette corde il me descend à vingt pieds du fond de ce caveau et à environ trente de celui où il était: je souffrais horriblement dans cette position, il semblait que l'on m'arrachât les bras. De quelle frayeur ne devais-je pas être saisie, et quelle perspective s'offrait à moi! Des monceaux de corps morts au milieu desquels j'allais finir mes jours et dont l'odeur m'infectait déjà! Roland arrête la corde à un bâton fixé en travers du trou, puis armé d'un couteau, je l'entends qui s'excite.
– Allons, Thérèse, me dit-il, recommande ton âme à Dieu, l'instant de mon délire sera celui où je te jetterai dans ce sépulcre, où je te plongerai dans l'éternel abîme qui t'attend; ah!… ah!… Thérèse, ah!…
Et je sentis ma tête couverte des preuves de son extase sans qu'il eût heureusement coupé la corde: il me retire.
– Eh bien! me dit-il, as-tu eu peur?
– Ah, monsieur!
– C'est ainsi que tu mourras, Thérèse, sois-en sûre, et j'étais bien aise de t'y accoutumer.
Nous remontâmes… Devais-je me plaindre, devais-je me louer? Quelle récompense de ce que je venais encore de faire pour lui! Mais le monstre n'en pouvait-il pas faire davantage? Ne pouvait-il pas me faire perdre la vie? Oh, quel homme!
Roland enfin prépara son départ. Il vint me voir la veille à minuit; je me jette à ses pieds, je le conjure avec les plus vives instances de me rendre la liberté et d'y joindre le peu qu'il voudrait d'argent pour me conduire à Grenoble.
– A Grenoble! Assurément non, Thérèse, tu nous y dénoncerais.
– Eh bien! monsieur, lui dis-je en arrosant ses genoux de mes larmes, je vous fais serment de n'y jamais aller, et pour vous en convaincre, daignez me conduire avec vous jusqu'à Venise; peut-être n'y trouverai-je pas des cœurs aussi durs que dans ma patrie, et une fois que vous aurez bien voulu m'y rendre, je vous jure sur tout ce qu'il y a de plus saint de ne vous y jamais importuner.
– Je ne te donnerai pas un secours, pas un sou, me répondit durement cet insigne coquin; tout ce qui tient à la pitié, à la commisération, à la reconnaissance, est si loin de mon cœur, que fussé-je trois fois plus riche que je ne le suis, on ne me verrait pas donner un écu à un pauvre: le spectacle de l'infortune m'irrite, il m'amuse, et quand je ne peux pas faire le mal moi-même, je jouis avec délices de celui que fait la main du sort. J'ai des principes sur cela dont je ne m'écarterai point, Thérèse; le pauvre est dans l'ordre de la nature: en créant les hommes de forces inégales, elle nous a convaincus du désir qu'elle avait que cette inégalité se conservât, même dans les changements que notre civilisation apporterait à ses lois; soulager l'indigent est anéantir l'ordre établi; c'est s'opposer à celui de la nature, c'est renverser l'équilibre qui est la base de ses plus sublimes arrangements; c'est travailler à une égalité dangereuse pour la société; c'est encourager l'indolence et la fainéantise; c'est apprendre au pauvre à voler l'homme riche, quand il plaira à celui-ci de refuser son secours, et cela par l'habitude où ces secours auront mis le pauvre de les obtenir sans travail.
– Oh! monsieur, que ces principes sont durs! Parleriez-vous de cette manière si vous n'aviez pas toujours été riche?
– Cela se peut, Thérèse; chacun a sa façon de voir, telle est la mienne, et je n'en changerai pas. On se plaint des mendiants en France: si l'on voulait, il n'y en aurait bientôt plus; on n'en aurait pas pendu sept ou huit mille que cette infâme engeance disparaîtrait bientôt. Le corps politique doit avoir sur cela les mêmes règles que le corps physique. Un homme dévoré de vermine la laisserait-il subsister sur lui par commisération? Ne déracinons-nous pas dans nos jardins la plante parasite qui nuit au végétal utile? Pourquoi donc, dans ce cas-ci, vouloir agir différemment?