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– Mais la religion, m'écriai-je, monsieur, la bienfaisance, l'humanité!…

– Sont les pierres d'achoppement de tout ce qui prétend au bonheur, dit Roland; si j'ai consolidé le mien, ce n'est que sur les débris de tous ces infâmes préjugés de l'homme; c'est en me moquant des lois divines et humaines; c'est en sacrifiant toujours le faible quand je le trouvais dans mon chemin; c'est en abusant de la bonne foi publique; c'est en ruinant le pauvre et volant le riche, que je suis parvenu au temple escarpé de la divinité que j'encensais; que ne m'imitais-tu? La route étroite de ce temple s'offrait à tes yeux comme aux miens; les vertus chimériques que tu leur as préférées t'ont-elles consolée de tes sacrifices? Il n'est plus temps, malheureuse, il n'est plus temps, pleure sur tes fautes, souffre et tâche de trouver, si tu peux, dans le sein des fantômes que tu révères, ce que le culte que tu leur as rendu t'a fait perdre.

Le cruel Roland, à ces mots, se précipite sur moi et je suis encore obligée de servir aux indignes voluptés d'un monstre que j'abhorrais avec tant de raison; je crus cette fois qu'il m'étranglerait. Quand sa passion fut satisfaite, il prit le nerf de bœuf et m'en donna plus de cent coups sur tout le corps, m'assurant que j'étais bien heureuse de ce qu'il n'avait pas le temps d'en faire davantage.

Le lendemain, avant de partir, ce malheureux nous donna une nouvelle scène de cruauté et de barbarie, dont les annales des Andronic, des Néron, des Tibère, des Venceslas ne fournissent aucun exemple. Tout le monde croyait au château que la sœur de Roland partirait avec lui: il l'avait fait habiller en conséquence; au moment de monter à cheval, il la conduit vers nous.

– Voilà ton poste, vile créature, lui dit-il, en lui ordonnant de se mettre nue; je veux que mes camarades se souviennent de moi en leur laissant pour gage la femme dont ils me croient le plus épris; mais comme il n'en faut qu'un certain nombre ici, que je vais faire une route dangereuse dans laquelle mes armes me seront peut-être utiles, il faut que j'essaie mes pistolets sur l'une de ces coquines.

En disant cela, il en arme un, le présente sur la poitrine de chacune de nous, et revenant enfin à sa sœur:

– Va, lui dit-il, catin, en lui brûlant la cervelle, va dire au diable que Roland, le plus riche des scélérats de la terre, est celui qui brave le plus insolemment et la main du ciel et la sienne!

Cette infortunée, qui n'expira pas tout de suite, se débattit longtemps sous ses fers: spectacle horrible que cet infâme coquin considère de sang-froid et dont il ne s'arrache enfin qu'on s'éloignant pour toujours de nous.

Tout changea dès le lendemain du départ de Roland. Son successeur, homme doux et plein de raison, nous fit à l'instant relâcher.

– Ce n'est point là l'ouvrage d'un sexe faible et délicat, nous dit-il avec bonté; c'est à des animaux à servir cette machine: le métier que nous faisons est assez criminel, sans offenser encore l'Être suprême par des atrocités gratuites.

Il nous établit dans le château, et me mit, sans rien exiger de moi, en possession des soins que remplissait la sœur de Roland; les autres femmes furent occupées à la taille de pièces de monnaie, métier bien moins fatigant sans doute et dont elles étaient pourtant récompensées, ainsi que moi, par de bonnes chambres et une excellente nourriture.

Au bout de deux mois, Dalville, successeur de Roland, nous apprit l'heureuse arrivée de son confrère à Venise: il y était établi, il y avait réalisé sa fortune, et il jouissait de tout le repos, de tout le bonheur dont il avait pu se flatter. Il s'en fallut bien que le sort de celui qui le remplaçait fût le même. Le malheureux Dalville était honnête dans sa profession: c'en était plus qu'il ne fallait pour être promptement écrasé.

Un jour que tout était tranquille au château, que sous les lois de ce bon maître le travail, quoique criminel, s'y faisait pourtant avec gaieté, les portes furent enfoncées, les fossés escaladés, et la maison, avant que nos gens aient le temps de songer à leur défense, se trouve remplie de plus de soixante cavaliers de la maréchaussée. Il fallut se rendre; il n'y avait pas moyen de faire autrement. On nous enchaîne comme des bêtes; on nous attache sur des chevaux et l'on nous conduit à Grenoble. Oh, ciel! me dis-je en y entrant, c'est donc l'échafaud qui va faire mon sort dans cette ville où j'avais la folie de croire que le bonheur devait naître pour moi… Ô pressentiments de l'homme, comme vous êtes trompeurs!

Le procès des faux-monnayeurs fut bientôt jugé,; tous furent condamnés à être pendus. Lorsqu'on vit la marque que je portais, on s'évita presque la peine de m'interroger, et j'allais être traitée comme les autres, quand j'essayai d'obtenir enfin quelque pitié du magistrat fameux, honneur de ce tribunal, juge intègre, citoyen chéri, philosophe éclairé, dont la sagesse et la bienfaisance graveront à jamais au temple de Thémis le nom célèbre en lettres d'or. Il m'écouta; convaincu de ma bonne foi et de la vérité de mes malheurs, il daigna mettre à mon procès un peu plus d'attention que ses confrères… Ô grand homme, je te dois mon hommage, la reconnaissance d'une infortunée ne sera point onéreuse pour toi, et le tribut qu'elle t'offre, en faisant connaître ton cœur, sera toujours la plus douce jouissance du sien.

M. S*** devint mon avocat lui-même; mes plaintes furent entendues, et sa mâle éloquence éclaira les esprits. Les dépositions générales des faux-monnayeurs qu'on allait exécuter vinrent appuyer le zèle de celui qui voulait bien s'intéresser à moi: je fus déclarée séduite, innocente, pleinement déchargée d'accusation, avec une entière liberté de devenir ce que je voudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faire obtenir une quête qui me valut plus de cinquante louis; enfin je voyais luire à mes yeux l'aurore du bonheur; enfin mes pressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terme de mes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j'en étais encore bien loin.

Au sortir de prison, je m'étais logée dans une auberge en face du pont de l'Isère, du côté des faubourgs, où l'on m'avait assuré que je serais honnêtement. Mon intention, d'après le conseil de M. S***, était d'y rester quelque temps pour essayer de me placer dans la ville, ou m'en retourner à Lyon, si je ne réussissais pas avec des lettres de recommandation que M. S*** avait la bonté de m'offrir. Je mangeais dans cette auberge à ce qu'on appelle la table d'hôte, lorsque je m'aperçus le second jour que j'étais extrêmement observée par une grosse dame fort bien mise, qui se faisait donner le titre de baronne: à force de l'examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmes simultanément l'une vers l'autre, comme deux personnes qui se sont connues, mais qui ne peuvent se rappeler où.

Enfin la baronne me tirant à l'écart

– Thérèse, me dit-elle, me trompé-je? n'êtes-vous pas celle que je sauvai il y a dix ans de la Conciergerie, et ne remettez-vous point la Dubois?

Peu flattée de cette découverte, j'y réponds pourtant avec politesse, mais j'avais affaire à la femme la plus fine et la plus adroite qu'il y eût en France: il n'y eut pas moyen d'échapper. La Dubois me combla de politesses, elle me dit qu'elle s'était intéressée à mon sort avec toute la ville, mois que si elle avait su que cela m'eût regardée, il n'y eût sorte de démarches qu'elle n'eût faites auprès des magistrats parmi lesquels plusieurs étaient, prétendait-elle, de ses amis. Faible à mon ordinaire, je me laissai conduire dans la chambre de cette femme et lui racontai mes malheurs.