— Une injonction du TGI de Saint-Denis, prononcée le 17 mai dernier, vous interdit d’approcher Patrick Guillard à moins de deux cents mètres.
Le flic se murait dans son silence.
— Depuis cette histoire, déplora Calvini, j’ai cru que vous avanciez sur d’autres pistes, d’autres suspects. J’avais tort.
Olivier leva les yeux — il était temps de jouer son va-tout :
— J’ai découvert un fait nouveau.
— Lequel ?
— Le mobile de Guillard. Pourquoi il tue ces femmes. Pourquoi il brûle leurs bébés.
Le magistrat fronça les sourcils. D’un signe, il l’invita à continuer.
— Guillard est une femme.
— Je vous demande pardon ?
— Enfin, un hermaphrodite. Son caryotype comporte une paire de chromosomes XX. Ses organes génitaux doivent présenter des anomalies. Mais je n’ai pas eu accès à son dossier médical. Toujours ces putains de secrets professionnels…
— Vous avez fait faire un caryotype ? Alors que je n’ai rien signé ?
L’OPJ gigota encore sur son siège. Il avait parié que la force de sa révélation occulterait le chemin tordu qu’il avait dû emprunter pour l’obtenir. Perdu. Ivo Calvini se leva dans un mouvement de colère et se posta devant la fenêtre : il attendait sa réponse.
— Sur le troisième corps, marmonna enfin Passan, nous avons trouvé un ADN inconnu. J’ai voulu le comparer avec celui de Guillard. Ça n’a rien donné mais le labo en a profité pour établir son caryotype.
Calvini paraissait observer un point mystérieux dans la grisaille de Saint-Denis. Le flic pouvait voir ses mâchoires osciller sous sa peau.
— En quoi ce fait génétique lui fournirait-il un mobile ?
— Guillard est un psychopathe, rétorqua-t-il comme si cela expliquait tout. Il pense peut-être qu’il y a eu un problème pendant la grossesse de sa mère. Il éprouve un sentiment de haine envers elle, et par extension envers toutes les femmes enceintes.
— Pourquoi brûler les bébés ?
— Je ne sais pas. Il leur en veut peut-être aussi. À ceux qui naissent garçons ou filles, sans la moindre ambiguïté. Il veut tous les griller.
Calvini tourna enfin la tête dans sa direction :
— D’où sortez-vous cette psychologie de bazar ?
— Guillard est né sous X. Il n’a pas été reconnu par ses parents biologiques. Peut-être à cause de son anomalie, je ne sais pas. Pas besoin de s’appeler Freud pour deviner la suite. Je voudrais creuser cette voie mais l’Aide sociale à l’enfance refuse de me fournir son dossier.
Le magistrat revint derrière son bureau. Au lieu de s’asseoir il se pencha vers Passan, les mains en appui sur les angles :
— Tous les orphelins maltraités ne deviennent pas des tueurs en série.
Le commandant frappa le bureau de la paume :
— Ce mec est cinglé, point barre !
— Pourquoi l’avoir agressé cette nuit ?
— Ce n’était pas mon intention. Depuis trois mois, je cherche le lieu où il tue. J’ai obtenu hier soir une info qui m’a paru capitale. Une combine de sociétés, dans la holding de Guillard, dissimule cet atelier à Stains. Quand j’ai découvert l’adresse, ça a été comme un déclic. Les trois premiers corps ont été retrouvés dans un rayon de moins de trois kilomètres. J’ai compris que tout s’était passé là-bas.
— Mais vous n’avez prévenu personne.
— Le temps pressait. Leïla Moujawad avait disparu depuis deux jours.
Calvini se rassit, l’air plus que jamais sceptique :
— Pour l’atelier, qui vous a filé le tuyau ?
— La Brigade financière.
— Vous les avez saisis ? Je n’ai rien signé non plus.
Olivier balaya la question d’un geste :
— Parfois, l’urgence doit passer avant la paperasse.
— Pas la paperasse, commandant : la loi. Je trouverai l’homme qui vous a aidé sans autorisation. Et tout ça pour aboutir à une bavure spectaculaire. Vous avez perquisitionné dans un lieu privé, à 3 heures du matin.
— C’était un flagrant délit !
— Je dirais plutôt un abus de pouvoir. On a interrogé Guillard à l’hôpital : il affirme qu’il n’y est pour rien, qu’il a découvert, comme vous, le cadavre en flammes dans son atelier.
— C’est absurde.
— Il prétend être insomniaque. Il vient la nuit pour bricoler des moteurs dans ce garage. En arrivant, il a surpris le tueur qui s’enfuyait.
— Par où ?
— Il y a une autre issue, à l’arrière.
Passan serra les dents : il n’avait même pas remarqué cette sortie.
— Il y a eu effraction ?
— Non, mais ça ne prouve rien. On a fait des analyses. Pas la moindre trace de sang de Leïla Moujawad sur les mains ni sur les vêtements de Guillard.
Olivier sentait au fond de ses narines une odeur de poudre. Pure hallucination olfactive.
— Il portait des gants de chirurgien.
— Vous l’avez vu tuer ? Mutiler ? Mettre le feu ?
— Il s’est enfui à notre arrivée !
— Vous le braquiez avec votre arme.
Il voulut répliquer mais il n’y parvint pas. Bouche trop sèche. Gorge à vif.
— Le SRPJ de Saint-Denis a commencé l’enquête de voisinage, poursuivit le juge. Personne ne l’a vu amener la victime. Aucun témoignage ne l’accuse.
— Ça fait des semaines que je me cogne ces cités. Les gens là-bas préféreraient se couper un bras que de parler aux flics.
— Ce silence est favorable à Guillard.
— Vous savez très bien qu’il est l’assassin. Je l’ai surpris en plein acte criminel.
— Non. Vous n’avez rien vu, rien entendu. Sous la foi du serment, vous ne pouvez rien apporter de concret.
Passan était prêt à exploser. Son flag était en train de lui claquer entre les doigts.
— On joue sur les mots, là…
— Non. On parle de faits. Patrick Guillard porte plainte contre vous pour violation de l’injonction qui le protège. Coups et blessures. Tentative d’homicide volontaire. Il prétend que vous avez essayé de le tuer sur la nationale.
Le flic comprit enfin que son exécution était programmée.
— Alors quoi ?
— J’ai signé sa relaxe il y a une heure. Prions le ciel pour qu’il ne s’exprime pas dans les médias. Par votre attitude, vous nous obligez à être anormalement cléments avec lui.
— Et moi ?
— Vous passez en conseil de discipline. L’IGS a déjà votre dossier entre les mains.
— Je n’ai plus l’enquête ?
Le juge secoua la tête. Le sourire tendu vers le bas, comme un arc, narguait le flic, mais ses yeux exprimaient une sorte de fatigue. Un épuisement attristé.
— À votre avis ?
D’un geste, Olivier balaya tous les objets qui se trouvaient sur le bureau.
10
— Où allons-nous, monsieur ?
— À la maison.
Le chauffeur démarra. Assis à l’arrière, il détacha la minerve qu’on lui avait fixée autour du cou et s’enfonça dans son siège en cuir. Avec ce truc, il ressemblait à Erich von Stroheim dans La Grande Illusion. Il souleva le couvercle de l’accoudoir qui abritait un petit réfrigérateur, ouvrit un Coca Zéro et souffla de soulagement.
Il ressentait une vive douleur à la nuque, de multiples courbatures dans les membres et des élancements dans la poitrine, mais compte tenu de la violence de l’affrontement, ce n’était pas grand-chose. Pas grand-chose non plus ces quelques heures de garde à vue au centre hospitalier de Saint-Denis.