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Tôt ce matin, on l’avait autorisé à passer un coup de fil. Son avocat avait tout réglé en moins de deux heures.

Le harcèlement de l’Ennemi jouait en sa faveur. L’agression de cette nuit n’en était qu’un nouvel épisode. Le psychopathe, c’était lui. Restait que la découverte du corps dans son atelier était un fait aggravant. S’il n’était pas l’assassin, une connexion existait entre ce lieu et la série de sacrifices. Impossible de le nier. Mais il avait tout le temps de préparer sa défense. Aiguiller l’enquête sur un de ses employés — ou sur un délinquant de la cité.

Hormis l’adresse du repaire, l’Ennemi n’avait rien de neuf : il l’avait deviné dès qu’il l’avait aperçu dehors, aux prises avec les lascars. Il avait réagi au quart de tour et s’était débarrassé du seul élément permettant de le relier à la Mère. Il n’était pas fier de sa fuite mais il avait agi par devoir. Il fallait placer le maximum de distance entre lui et son Œuvre ; s’éloigner le plus possible de ce que la loi française appelle un « crime » afin de poursuivre la Voie. L’Œuvre du Phénix.

Son plan avait fonctionné. Malgré le contexte accablant, le juge avait ordonné sa relaxe. Aucun lien physique entre lui et la victime. Aucune légitimité dans l’action nocturne du commandant de police. Une nouvelle enquête allait être ordonnée, avec de nouveaux interrogatoires, de nouvelles perquisitions… Mais il ne craignait rien : il pouvait décrire ses faits et gestes des cinq derniers jours. Et il n’avait jamais eu de contact avec Leïla Moujawad.

Maintenant, il devait tenir le cap. Jouer le propriétaire traumatisé, l’innocent dans tous ses états, porter plainte contre X. Qui avait forcé sa porte ? Qui s’était livré à une telle barbarie chez lui ? Comment expliquer de tels actes ? Ça ne serait pas simple mais il saurait le faire.

Le point critique était les pièces à conviction qu’il avait dû abandonner dans le terrain vague derrière le Clos-Saint-Lazare. Pas question de retourner les chercher. Il n’avait plus qu’à prier pour que personne ne les découvre.

L’autre problème était son atelier de Stains. Il faudrait expliquer pourquoi cette propriété était dissimulée au sein de sa holding. Et espérer qu’aucun vestige organique ne relie le site aux autres victimes. Mais chaque fois, il avait tout purifié par le feu — rien ne pouvait le trahir.

La seule réelle menace demeurait l’Ennemi. Celui qu’il appelait aussi « le Chasseur » ou « le Cavalier de la nuit ».

À son évocation, il ressentit une bouffée d’angoisse et but une nouvelle gorgée de Coca. Olivier Passan n’abandonnerait jamais. Il ne s’agissait ni d’enquête ni de boulot mais d’une obsession. Une force contradictoire, négative, presque complémentaire à son Projet.

Quel Dieu avait placé sur son chemin un tel obstacle ? Quel était le sens de l’épreuve ?

Les panneaux annonçaient : « Nanterre. La Défense. Neuilly-sur-Seine ».

Il aimait cette route. L’A86. Le passage du 93 au 92. Il remontait ainsi son propre parcours. Des noires cités de La Courneuve aux résidences luxueuses de Neuilly-sur-Seine. L’un après l’autre, il avait gravi les barreaux de l’échelle sociale pour atteindre ce but. Sortir de la fange. S’extirper de la misère de ses origines. Il haïssait autant la bourgeoisie, stupide et intolérante, mais à Neuilly, au moins, la tranquillité des rupins lui ménageait une oasis de paix. Dans son hôtel particulier, il était comme dans une tour d’ivoire. Libre de soulager sa douleur. D’assumer ses Renaissances.

Il pensa de nouveau au Chasseur. Connaissait-il son secret ? Il décida que oui. Il se revit, en garde à vue, subir les prélèvements en vue d’un test ADN. À ce seul souvenir, il se mit à trembler.

Passan n’était pas un flic comme les autres. Chaque homme, chaque femme émet un mélange de particules mâles et femelles, un pourcentage dominé par son sexe physiologique mais toujours corrompu par l’autre. La première fois qu’il avait rencontré le flic, ce qu’il avait capté l’avait bouleversé. L’OPJ n’était pas loin de la pureté absolue. Cent pour cent d’hormones masculines. Un métal sans scorie.

Surmontant son trouble, il avait fait bonne figure, gardant le sourire et un ton aimable. La visite du Chasseur n’était qu’un coup de sonde. Sa seule piste une coïncidence : une victime avait acheté une voiture dans son garage de Saint-Denis, une autre avait fait réparer la sienne dans son atelier de La Courneuve. Même pas un signe. Un hasard. Il n’avait eu aucun mal à lui répondre, tout en simulant la surprise, le scepticisme.

Mais personne n’était dupe. Passan était là pour lui et possédait, il le devinait, un instinct au moins égal au sien. Le duel commençait donc. La suite lui avait donné raison. Filatures, perquisitions, interrogatoires : le flic s’était acharné. Il l’avait même arrêté à la mi-mai, juste après le sacrifice de la troisième Mère. Coup de chance : depuis avril 2011, une nouvelle loi accordait la présence d’un avocat au gardé à vue. Le sien avait calmé les ardeurs de l’enquêteur.

Il avait porté plainte. Témoigné contre Passan. Décrit le harcèlement dont il était victime. Son avocat avait demandé la mise à pied immédiate du flic mais ses états de service avaient plaidé pour lui. Le commandant conservait l’enquête mais n’avait plus le droit d’approcher son suspect numéro un. Celui-ci n’était plus seulement innocent : il était intouchable.

Il aurait dû renoncer à ses Renaissances mais il ne le pouvait pas. Question de vie ou de mort. Il avait redoublé de prudence. Changé de méthode. Le seul élément qu’il n’avait pas modifié était le lieu du sacrifice. Et cela avait failli lui coûter sa liberté…

Il ouvrit une autre canette. Le soda glacé pétilla dans sa gorge. Il ferma les yeux. L’image qui éclata sous ses paupières était d’une pure sensualité. Quand ils avaient roulé au bas de la pente, le flic et lui, il avait cru mourir. En même temps, il s’était senti protégé. Il était devenu elle. La peur avait fondu en lui pour devenir vraie jouissance. Elle s’était abandonnée alors, accueillant l’Ennemi, lui ouvrant ses bras, dans un élan d’excitation indicible.

— Nous y sommes, monsieur.

Il pleurait. Il se redressa et essuya les larmes qui trempaient ses pansements. Ce simple mouvement provoqua une douleur aiguë, qui monta de la base de l’échine jusqu’à la nuque. Il mit quelques secondes à recadrer le décor : la grille de l’impasse, les hôtels particuliers, au garde-à-vous le long des trottoirs…

— Laissez-moi là et retournez au garage.

Son chauffeur, qui était à peu près aussi bavard qu’un monolithe, acquiesça d’un signe de tête. Il n’avait fait aucun commentaire sur son visage tuméfié ni aucune remarque sur ces heures passées à l’hôpital. Secrètement, il lui en savait gré et se félicita de cette ombre qui le conduisait partout, durant la face diurne de son existence, sans jamais poser de question.

Il sortit de la voiture avec difficulté. Il dressait déjà mentalement la liste des plantes et des poudres chinoises qu’il allait prendre pour apaiser ses souffrances. Des années qu’il n’avait pas absorbé un produit occidental — à l’exception de la Sève de Vie. Son corps avait trop consommé de molécules, de principes actifs, de médicaments durant son adolescence. En les rejetant, il rejetait cette civilisation qui l’avait écarté et condamné.