Le soleil s’était de nouveau planqué sous une épaisse bande de nuages sombres. La pluie reprenait, enduisant la ruelle d’un vernis gris et sale. Il marchait de son pas mécanique, le long des résidences. Ses courbatures n’étaient pas seulement causées par les coups — le Chasseur avait interrompu le Sacrifice, le processus de Renaissance n’avait pas eu lieu, ou du moins pas abouti.
Il se sentait affamé, insatisfait.
Il n’y avait qu’une solution.
11
Sandrine Dumas se gara devant une porte cochère et heurta, en manœuvrant, un plot qu’elle n’avait pas remarqué. Elle siffla un « merde » furieux entre ses lèvres puis sortit de sa voiture en répétant le juron à voix basse. Elle verrouilla la portière, renonça à constater les dégâts et s’élança dans la rue de Ponthieu. Elle était décoiffée, débraillée.
Mais surtout elle était en retard.
Depuis douze ans qu’elle connaissait Naoko, elle n’était jamais arrivée la première à un de leurs rendez-vous. Un jour, elle avait essayé d’expliquer à son amie le principe du quart d’heure de politesse. Face à son air perplexe, elle avait renoncé. Elle se souvenait d’un documentaire sur les Japonaises capables de trier des perles huit heures durant. Ces pupilles noires, écarquillées, aussi précises que les binoculaires d’un microscope, l’avaient marquée à jamais. Et aussi cette stupeur, cette concentration qu’on lisait sur le visage des ouvrières, accentuée encore par la découpe des paupières — ce pli mongol qui donne parfois l’impression d’un léger strabisme.
À l’idée qu’on puisse être poli en étant en retard, Naoko avait eu exactement la même expression.
Sandrine traversa l’avenue Matignon au feu vert, forçant les voitures à piler. Klaxons. Elle n’entendait rien et marmonnait toujours à voix basse. Pourquoi Naoko lui imposait de telles épreuves ? Une heure d’embouteillage pour déjeuner en coup de vent… Elle n’avait qu’à s’en prendre à elle-même : c’était elle qui avait choisi l’adresse. Et ses cours ne reprenaient qu’à 15 heures.
Parvenue devant le restaurant, elle lissa ses vêtements, respira un grand coup et franchit le seuil. Elle transpirait comme une vache. Un des effets secondaires du traitement. Dans la salle, elle repéra tout de suite Naoko. Outre sa beauté, la Japonaise avait quelque chose d’exaspérant. Une espèce de fraîcheur incorruptible qui faisait ressembler les publicités féminines à de vieilles affiches fripées.
Parfois, Naoko lui passait des produits cosmétiques nippons — la plupart portaient la mention bihaku, ce qui signifie plus ou moins « beauté pâle ». Naoko était l’incarnation parfaite de la bihaku. Elle avait la tête de quelqu’un qui se nourrit exclusivement de riz, de lait et d’eau d’Evian. Ce qui était faux : elle mangeait comme quatre et connaissait toutes les pâtisseries de Paris. Par mesquinerie, Sandrine tentait parfois de l’imaginer avec trente ans de plus. Pas moyen. Son teint l’éblouissait comme un soleil : impossible de voir au-delà.
— Désolée pour le retard, fit-elle en reprenant son souffle.
Naoko répondit d’un sourire qui signifiait : « Comme d’habitude. » Mais aussi : « Pas grave. » Sandrine posa son sac et s’installa. Ôtant son manteau, elle se sentit cernée par sa propre odeur de transpiration. Un autre effet de la chimio : la moindre fragrance l’étouffait, lui donnait envie de vomir.
— T’as vu la carte ? Il paraît que c’est un des meilleurs japonais de Paris.
Naoko esquissa une moue dubitative.
— Quoi ? fit Sandrine, feignant la panique. Ils sont pas japonais ?
— Coréens.
— Merde. J’ai lu un article dans Elle qui…
— Laisse tomber.
C’était devenu un sujet de blague entre elles. Depuis des années, Sandrine s’évertuait à lui faire découvrir de nouveaux restaurants nippons. Une fois sur deux, ils étaient en fait tenus par des Chinois ou des Coréens.
Elle ouvrit la carte. Inutile de se contrarier pour si peu. Elle voulait profiter à fond de sa phase de rémission. Depuis une semaine, elle avait retrouvé l’usage de ses papilles après avoir souffert de mucites à répétition.
— Je vais prendre le maki moriawase. Un bon plateau de sushis, c’est tout ce dont j’ai besoin !
— Ce ne sont pas des sushis, mais des makis. Maki, ça veut dire « rouler ».
Naoko avait dit cela d’un ton rogue, où pointait une espèce d’amertume. Sandrine avait déjà compris que son amie était dans un mauvais jour.
— Et toi, fit-elle avec désinvolture, qu’est-ce que tu choisis ?
— Une soupe miso, ça ira très bien.
— C’est tout ?
La Japonaise ne répondit pas. Elle avait les yeux si noirs qu’il était impossible de discerner la prunelle de l’iris.
— Tu t’es encore engueulée avec Olive ?
— Même pas. Il reste dans son sous-sol. On n’a aucun contact. De toute façon, il part ce soir.
Le serveur arriva et prit leur commande.
Après un bref silence, Sandrine préféra crever l’abcès :
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien de plus, rien de moins que d’habitude. Je me suis levée avec un monstrueux cafard, c’est tout. Mon mariage est un naufrage complet.
— Original.
— Tu ne comprends pas. J’ai le sentiment qu’Olivier ne m’a jamais aimée.
— J’en connais pas mal qui rêveraient de ne pas être aimées de cette façon.
Naoko nia de la tête :
— Olivier aime le Japon. Il aime un fantasme, une idée. Quelque chose qui n’a rien à voir avec moi. D’ailleurs, ça fait des années qu’il ne me touche plus…
Sandrine réprima un soupir. Une heure de trafic pour jouer à la psy. Mais elle ne se plaignait pas. Elle écoutait la musique des mots et elle adorait ça. Cet accent délicat qui n’avait toujours pas trouvé le moyen de prononcer les « r » ou les « u ».
— Son sentiment pour moi a toujours été abstrait, continua Naoko. Au début, j’ai cru que cette adoration allait se préciser, qu’il allait s’intéresser à la femme sous la Japonaise. C’est le contraire qui s’est produit. Il s’est enfoncé dans son obsession. Il passe encore ses nuits à regarder des films de samouraïs, à lire des écrivains dont je ne connais même pas le nom ! Il écoute des vieux machins au koto qu’on n’entend plus au Japon, excepté à la fin de l’année, dans les grands magasins. T’aimerais vivre avec un mec qui écoute toute l’année « Petit Papa Noël » ?
Sandrine sourit sans répondre. Le serveur revenait avec un plateau en forme de navire chargé de poissons crus, agrémenté des touches roses du gingembre et des pointes vertes du wasabi. Elle se réjouissait, au plus profond d’elle-même, des saveurs imminentes. Depuis la découverte de son cancer, chaque plaisir, même le plus infime, ressemblait à la cigarette du condamné.
Naoko saisit son bol de soupe à deux mains et poursuivit, les yeux rivés sur la table :
— En ce moment, son truc, c’est d’écouter les dialogues de vieilles comédies musicales de la Shochiku. Il a commandé des CD obscurs sur Internet. Il les écoute en boucle, au casque, sans comprendre le moindre mot. Tu trouves ça sain ?
Sandrine prit un air compatissant et cueillit un nouveau rouleau d’algues, de thon et de riz. Elle avait déjà bien entamé la proue du bateau.
— Dix ans de mariage et je ne sais toujours pas s’il a compris que je suis une femme. Je suis avant tout une pièce dans son musée.