— La pièce maîtresse.
Naoko eut une moue sceptique. Elle avait une bouche sensuelle. De profil, sa lèvre inférieure était très légèrement avancée, ce qui lui conférait une grâce animale. Sandrine ne connaissait pas le Japon mais elle avait entendu parler d’une ville historique, Nara, où les biches se promènent en liberté. Elle s’était toujours dit que Naoko venait de Nara.
— À ses yeux, c’est une chance inespérée d’être marié avec une Japonaise. À travers moi, c’est mon pays qui l’accepte. Il y a un mot en français pour ça. Quand le roi sacre un chevalier…
— Adouber.
— C’est ça, il a été adoubé par le Japon. Même nos fils font partie du processus. Parfois, j’ai l’impression qu’ils sont une expérience génétique. Sa tentative de mélanger son sang avec celui de mon peuple.
Sandrine aurait voulu expliquer à Naoko qu’il y avait pire dans la vie. Comme d’approcher la quarantaine sans mec, sans enfant, avec en prime un cancer qui vous ronge les seins, le foie et l’utérus.
Mais Naoko voyait plus grand. D’un geste, elle élargit le tableau de son martyre :
— Finalement, mon problème avec lui, c’est celui que j’ai toujours eu avec la France. Je n’ai jamais été ici qu’une bête de foire. Aujourd’hui encore, quand on apprend d’où je viens, on me dit : « J’adore les sushis ! » Parfois même on se trompe et on me parle de nems. D’autres fois, pour me remercier, on joint ses mains sur la poitrine, à la thaïe. Ou on me souhaite « bonne année » en février, au Nouvel An chinois. J’en ai vraiment marre !
Sandrine attaquait le pont arrière du vaisseau. C’était tellement bon de sentir à nouveau ces parfums… Le goût iodé des poissons. La saveur piquante du gingembre. La noire amertume du soja. Des morsures, mais des morsures d’amant.
— Quand on me connaît mieux, marmonna Naoko, toujours concentrée, on me demande si c’est vrai que les Japonaises ont un vagin plus étroit.
— C’est vrai ?
— Quand je suis venue en France, poursuivit-elle sans relever, je pensais…
— Tu voulais devenir française ?
— Non. Juste un être humain à part entière. Pas un produit exotique. Pas un vagin XS.
Sandrine, la bouche pleine, remit la balle au centre :
— Et toi, demanda-t-elle soudain, t’es sûre de ne plus l’aimer ?
— Qui ?
— Passan.
— On n’en est plus là.
— Vous en êtes où ?
— Au solde de tout compte. Dix ans de vie commune et je ne sais même pas si nous avons des souvenirs ensemble. Aujourd’hui, j’éprouve une vraie tendresse pour lui mais aussi de la pitié. Et aussi de la colère, et… (Elle s’arrêta, au bord des larmes.) L’urgence, c’est de ne plus vivre sous le même toit. On ne se supporte plus, tu comprends ?
Sandrine attrapa encore un petit baiser de riz et de poisson cru qu’elle avala sans le mâcher. Dieu que c’était bon !
— Vraiment, ces trucs au saumon….
Soudain, Naoko planta ses coudes sur la table, comme si elle venait d’avoir une idée.
— Je vais te confier un secret, fit-elle en s’approchant.
— Vas-y. J’adore.
— Si tu vas au Japon, tu ne trouveras jamais de sushis au saumon.
— Non ? Pourquoi ?
— Parce que c’est trop lourd.
Sandrine lui fit un clin d’œil et se resservit :
— Tu veux dire… comme les Français ?
Naoko sourit enfin et attrapa un maki coréen.
12
Depuis une heure, Passan classait les PV d’audition, les constates, les rapports d’autopsies, les témoignages de proximité, les bilans des experts et autres intervenants réquisitionnés durant les quatre mois d’enquête sur les meurtres de l’Accoucheur. Au bas mot, cinq à six kilos de paperasse.
Officiellement, il triait son dossier d’enquête avant de passer le relais à ses successeurs. En réalité, il scannait les pièces les plus importantes et les transférait sur une clé USB. Dans le même temps, il imprimait une version papier qu’il comptait emporter chez lui — de quoi étrenner son studio à Puteaux.
— T’as merdé, Passan. T’as merdé grave.
Sans lever les yeux, il reconnut la voix — et l’accent marseillais. Le commissaire divisionnaire Michel Lefebvre, son supérieur direct à la Crime. Il était donc venu du 36 pour l’engueuler en personne. Presque un privilège. Olivier attendait ce savon depuis qu’il avait rédigé son rapport en fin de matinée.
Sans un mot, il continua à ranger les liasses dans les chemises puis les chemises dans les cartons posés sur son bureau. Derrière lui, l’imprimante ronronnait. Il espérait que Lefebvre ne viendrait pas fouiner de ce côté.
— Même pas un groupe d’intervention avec toi. Pour qui tu te prends ? Le cow-boy solitaire ?
Passan leva enfin la tête pour découvrir le gradé, dans son habituel complet fil à fil, d’une élégance impeccable. L’homme mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et faisait tailler ses costumes sur mesure. Tignasse grise gominée en arrière, chemise Forzieri, cravate Milano, Lefebvre se la jouait « chic italien ». Le problème, outre sa stature, était sa gueule : carrée comme un pavé, des traits musclés de mercenaire. Plus proche du général Patton que de Giorgio Armani.
Il s’était empâté mais une balafre au front attestait qu’il n’avait pas passé toute sa carrière derrière un bureau. Olivier le savait : une autre cicatrice, beaucoup plus longue, barrait son flanc gauche. Lefebvre était l’incarnation vivante d’un de ses aphorismes : « La vérité d’un homme, c’est comme un tatouage : on la voit au pieu ou à la morgue. »
Passan poursuivit son manège avec ses liasses et demanda :
— Qui reprend l’enquête ?
— Levy.
— Levy ? C’est le flic le plus pourri du 36 !
— Il a de l’expérience.
— L’expérience du crime, ça, c’est sûr.
Il connaissait Jean-Pierre Levy de longue date. Le gars croulait sous les dettes de jeu et les arriérés de pensions alimentaires. Aussi bien sur les champs de courses que dans sa vie privée, il n’avait jamais misé sur le bon cheval. Il avait été plusieurs fois accusé de corruption active et passive. Les enquêtes de l’IGS avaient tourné court mais nul n’était dupe. Détournement de scellés, trafic de stupéfiants, rackets discrets, négociations occultes…
Lefebvre marchait lourdement dans la pièce. Il se posta face au bureau et désigna les cartons alignés. Il empestait le parfum de luxe.
— C’est quoi ?
— Le dossier d’enquête de l’Accoucheur.
— Super. Les gars de Levy viendront le chercher.
Passan posa ses deux mains sur les liasses empilées :
— La bête a repris sa liberté, Michel. Ça va être coton pour le choper à nouveau.
— La faute à qui ?
— Cette nuit, c’était un flag. Un vrai. Y avait largement de quoi l’inculper. Calvini est une tête froide qui…
— Calvini protège ses miches. Si n’importe qui d’autre avait serré Guillard, ç’aurait été différent. Mais avec toi aux commandes, c’était pas jouable.
— Je suis écœuré.
Lefebvre prit un ton paternaliste, renforçant son accent du Sud.
— Laisse retomber la sauce, ma couille. Mon téléphone n’arrête pas de sonner. Les politiques ont reçu le télex de Beauvau. Ils sont comme des dingues. Ta corrida de cette nuit, c’est le dernier truc dont ils avaient besoin. Ils rêvent d’un coup d’éclat, tu leur sers un coup fourré. Bravo. Y a plus qu’à prier pour que Guillard et ses avocats ferment leur gueule. Et que les médias nous oublient pour cette fois.