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— Vous n’avez qu’à leur donner ma tête.

Le commissaire lâcha un bref ricanement qui ressemblait à un pet :

— Joue pas les martyrs, Passan. On te couvre et tu le sais. (Nouveau ricanement.) On n’a pas trop le choix, en fait. Ça aussi, tu le sais. Sur les autres affaires, où t’en es ?

Olivier dut faire un effort pour se souvenir de ses enquêtes en cours. Il réalisa à quel point il était déconnecté. En marge de son boulot et de lui-même. Il bafouilla quelques commentaires qui ne firent pas illusion.

— Si tu veux continuer le business, rétorqua le colosse, tiens-toi à carreau. Si tu t’obstines à faire chier tout le monde, tu vas te retrouver en uniforme, à patrouiller dans le bois de Boulogne. Tout ce que tu pourras espérer, c’est te faire sucer par des travelos édentés.

Il tourna les talons et arracha au passage le fil électrique de la broyeuse à papier.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je te préserve des tentations. Des fois que tu veuilles priver Levy de certains éléments.

— C’est pas mon genre. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour aider…

— Tu feras rien du tout et tu le sais. Tu es déjà en train de copier le dossier pour chez toi. Arrête tes conneries, bon Dieu. En quelle langue faut te le dire ?

Après le départ de Lefebvre, Passan verrouilla sa porte et revint à son travail d’impression. Un détail qu’il ne supportait pas dans ces nouveaux bureaux : les murs étaient vitrés. Chaque flic était comme un poisson dans un aquarium, exposé aux regards de tous. Son chef avait raison. Encore une connerie et il chuterait pour de bon. En plein divorce, ce n’était vraiment pas le moment. Il fallait rentrer dans le rang et adopter une attitude exemplaire. Une phrase de Nietzsche lui traversa l’esprit : « Veux-tu avoir la vie facile ? Reste près du troupeau et oublie-toi en lui. »

Pour se motiver, il appela à l’aide son fameux sens du devoir, sa dévotion au pays. Les concepts à majuscule : l’Ordre, la République, la Patrie. Il n’en tira aucune énergie. Au contraire : tout ça lui paraissait sonner étrangement creux.

Se penchant vers l’imprimante, il récupéra d’autres feuilles, lut quelques lignes et, cette fois, sentit le déclic.

L’Accoucheur : tel était son carburant.

Dès ce soir, il allait relire chaque PV pour trouver une nouvelle faille, un nouveau détail qui lui permettrait d’attaquer sur un autre front.

En réalité, il n’avait pas besoin de reprendre ces pages. Il les connaissait par cœur.

Côté recto, des données d’enquête. Côté verso, un épisode fébrile de son existence.

13

Le premier cadavre avait été découvert le 18 février dernier, sur une des pelouses de la Maladrerie, cité HLM du fort d’Aubervilliers, au nord-est de la ville. La femme enceinte était nue, ventre ouvert, le bébé carbonisé posé à ses côtés, le cordon ombilical reliant encore les deux corps.

On avait d’abord cru à un règlement de comptes conjugal, version sauvage. Les premiers éléments d’enquête avaient aussitôt démenti cette hypothèse. Audrey Seurat, vingt-huit ans, enceinte de huit mois, avait disparu trois jours plus tôt. C’était son mari qui avait signalé le fait. L’homme possédait un solide alibi. Par ailleurs, aucune trace d’un amant ni d’un suspect dans l’entourage de la victime. Le scénario le plus cohérent était un enlèvement suivi d’un sacrifice dans un lieu inconnu. Le tueur avait ensuite largué mère et enfant dans le parc de la Mala, sans avoir été aperçu par le moindre témoin.

Le procureur avait saisi la Crime de Paris, qui avait confié le dossier au commandant Olivier Passan. Tout de suite, le flic avait compris que cette histoire serait l’affaire de sa vie. Il était d’abord resté en état de choc face aux images de la mise en scène : l’obscénité de ce corps nu, avec le bébé calciné, sur la pelouse verte. Le contraste entre les chairs sanglantes et le gazon frais…

Puis il s’était ressaisi. L’hallucinante cruauté de la mutilation, le mystère autour de la cause de la mort de la mère (malgré l’éventration, le légiste penchait pour un empoisonnement), l’absence d’indices et de témoins : tout traduisait l’œuvre d’un meurtrier aux nerfs de glace. Un être à la fois dément et organisé, délirant et rigoureux — qui n’allait certainement pas en rester là.

Il avait briefé son groupe. Les consignes : reprendre l’enquête à zéro, interroger les voisins, passer au peigne fin l’histoire de la victime, reconstituer ses dernières journées, consulter les fichiers en quête d’un meurtre présentant des similitudes… Tout de suite, les difficultés avaient commencé. Le porte-à-porte n’avait rien donné. La Maladrerie n’est pas une des cités les plus chaudes du 9–3 mais pas non plus un lieu où les flics sont accueillis à bras ouverts. Côté scène de crime, ça n’avait pas été plus brillant. Aucune empreinte, aucune trace organique, aucun indice. Quant aux fichiers d’archives, ils n’existaient que dans les films…

En revanche, la police du quartier disposait d’un centre de supervision urbaine où toutes les images vidéo, appels PC radio, géolocalisations des patrouilles étaient enregistrés. Mais là non plus l’analyse des données n’avait fourni aucun résultat — la plupart des caméras étaient détériorées, aucun fait suspect n’avait été enregistré dans la zone durant les semaines précédentes. Seul un soupçon émergeait : le tueur possédait peut-être un jammer, qui permet de couper toutes les connexions satellite durant dix minutes dans un rayon d’un kilomètre. Ce fait s’était confirmé avec les autres meurtres. Chaque nuit précédant la dépose d’un cadavre, une panne de transmission de quelques minutes était observée aux environs de l’aube. L’heure du tueur.

Renseignements pris, ce type de brouilleur était fabriqué au Pakistan et se vendait sous le manteau. Question : le fait de connaître l’heure exacte d’un trou noir dans une cité d’Aubervilliers apportait-il quelque chose ? Non. Le fait de savoir que l’assassin utilisait du matériel provenant du Pakistan ? Non plus. On avait recherché les filières permettant de se procurer un tel instrument. En vain.

Parallèlement, les résultats toxico du sang, de l’urine, de la bile étaient tombés. La femme était morte d’une injection de chlorure de potassium, composé chimique qu’on utilise pour les réductions embryonnaires lors d’une grossesse multiple. Passan avait personnellement planché sur le KCI, le nom de la formule brute du chlorure de potassium. Son administration en intraveineuse provoque un arrêt cardiaque par fibrillation ventriculaire. C’était à la fois un produit très répandu, déjà présent dans le corps humain et utilisé comme composant dans l’alimentation ou dans la production d’engrais, et une substance rare en tant que poison.

Ses hommes avaient interrogé les fournisseurs des hôpitaux et des cliniques. Ils avaient vérifié les stocks. Checké les vols éventuels. Cuisiné des chimistes afin de comprendre comment on peut transformer ce sel en poison mortel. Ils avaient appris que les candidats au suicide, chez les anesthésistes, le choisissent pour son efficacité. Ils s’étaient lancés sur la piste de chimistes amateurs. Tout ça en pure perte.

Côté victime, même trou noir. Ni Audrey Seurat ni son entourage n’offraient la moindre prise au soupçon. La jeune femme, mariée depuis deux ans, était postière. Sylvain, son époux, ingénieur informaticien. Dionysiens pur jus (les habitants de Saint-Denis s’appellent ainsi), ils s’étaient installés dans la cité Floréal. Ils venaient d’acquérir une voiture d’occasion, une Golf de 2004, et avaient déjà réservé leur place à la maternité Delafontaine. Sylvain avait même posé ses dates de congé parental. Un bonheur annoncé qui avait explosé en vol.