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À la mi-mars, Passan n’avait rien récolté, à part une pression grandissante de sa hiérarchie et des coups de fil à répétition d’Ivo Calvini, le magistrat instructeur. Seul point positif : les médias ne s’étaient pas intéressés à l’affaire. Ne disposant pas de tous les éléments, les journalistes n’avaient pas mesuré la dimension spectaculaire de l’homicide.

Le flic s’était acharné. Il avait reconstitué avec soin l’emploi du temps des dernières semaines d’Audrey. Interrogé son employeur, ses collègues, ses amis, les membres de sa famille. Cuisiné son gynécologue, son prof de gym, son coiffeur… Il était même allé voir du côté du garage Alfieri Automobiles, à La Courneuve, où les Seurat avaient acheté leur bagnole. Son hypothèse : à un moment ou un autre, Audrey avait croisé la route du tueur. Un détail dans son allure — visage ? vêtements ? grossesse ? — avait déclenché la pulsion criminelle du cinglé. En retraçant ses allées et venues, il croiserait lui aussi la route du meurtrier.

Il était retourné sur les lieux marquants de l’affaire. La poste de Montfermeil et ses alentours, où Audrey avait disparu. La Maladrerie. Lâchant son costume sombre et sa voiture banalisée, il était venu en RER, il avait arpenté ces petits immeubles enfouis parmi les arbres et les bâtiments publics, réponses des années 60 aux grands ensembles de la décennie précédente.

Il s’était immergé dans le quartier, avait pris son pouls. Il s’était dit, encore et toujours, que le tueur possédait une raison secrète de s’intéresser à ce coin. Soit qu’il y habite, soit, c’était le plus probable, qu’il y ait passé son enfance et qu’un traumatisme l’y ramène comme un ressac de cauchemar.

Pures conjectures. Fin mars, Passan n’était pas loin de penser qu’on n’entendrait plus jamais parler de l’assassin d’Audrey Seurat.

Quelques jours plus tard, un nouveau corps avait été découvert.

Le téléphone sonna. Le flic sursauta comme s’il venait de toucher une clôture électrique.

Il réalisa qu’il était assis par terre, les doigts couverts d’encre et de poussière, enseveli sous les dossiers. Encore une fois, l’enquête l’avait aspiré comme un champ magnétique.

La sonnerie s’entêtait. Il regarda sa montre : 17 heures. Deux plombes qu’il était là, à lire des feuillets qu’il connaissait par cœur. Les autres avaient dû se marrer en le voyant dans cette position, à travers le mur vitré.

La sonnerie toujours.

Perclus de crampes, il se redressa et trouva à tâtons le téléphone sur son bureau.

— Allô ?

— Ils sont là.

Lefebvre.

— Qui ?

— Les bœufs. Ils t’attendent au troisième. Magne-toi.

Passan raccrocha et se releva péniblement. Se massant les reins, il ne put retenir un sourire.

Après le sermon du divisionnaire, le tourniquet de l’IGS.

L’administration française n’offrait pas la moindre surprise.

14

Trois heures plus tard, Yukio Mishima atterrissait dans un carton, vite rejoint par Yasunari Kawabata et Akira Kurosawa. Deux suicidés, un survivant. Passan tenait à emporter ces portraits dans son studio de Puteaux. Des artistes d’une puissance exceptionnelle, dont l’existence tragique enrichissait encore, d’une mystérieuse façon, leur œuvre. À ses yeux, leur suicide avait valeur esthétique. Kawabata, à soixante-dix ans passés, prix Nobel de Littérature, avait simplement ouvert le gaz dans le petit bureau où il travaillait, comme s’il finissait là un boulot commencé longtemps avant.

Il plaça avec précaution sa théière en céladon, enveloppée dans du papier de soie, à l’intérieur du carton. Il ne s’en était pas trop mal sorti avec l’IGS. Les gars s’étaient montrés conciliants. « Simple rencontre préliminaire », avaient-ils prévenu. Il s’était demandé s’ils n’étaient pas en train de lui préparer le terrain pour un seppuku professionnel…

Le suicide. Fondement de la culture japonaise, obsession de Passan, sujet d’engueulade avec Naoko.

Elle refusait d’admettre que la mort volontaire était au cœur de sa propre culture et expliquait — à raison — que le nombre de suicides au Japon n’est pas plus élevé qu’ailleurs. En retour, il énumérait la liste des Japonais célèbres ayant mis fin à leurs jours. Écrivains : Kitamura Tokoku, Akutagawa Ryunosuke, Ozamu Dazaï… Généraux : Maresuke Nogi, Anami Korechika, Sugiyama Hajime… Conspirateurs : Yui Shosetsu, Asahi Heigo… Guerriers : Minamoto no Yorimasa, Asano Naganori (et ses quarante-sept samouraïs), Saïgo Takamori… Sans parler des kamikazes qui s’écrasaient avec leur avion sur les croiseurs américains, ni des amoureux qui préféraient se jeter des falaises de Tojimbo plutôt que de voir leur passion décliner — une idée qui se tenait, surtout à la lumière de leur propre décrépitude…

Passan admirait ces êtres qui ne craignaient pas la mort. Des hommes pour qui le devoir et l’honneur étaient tout, pour qui la sinistre joie de vivre des « gens heureux » ne comptait pas. Naoko ne supportait pas cette admiration morbide. Pour elle, c’était encore une manière de stigmatiser son peuple. Toujours la même rengaine d’une culture tragique, oscillant entre perversité sexuelle et mort volontaire. Des clichés qui la mettaient hors d’elle.

Olivier avait renoncé à discuter. Il préférait peaufiner sa propre théorie. Pour un Japonais, l’existence est comparable à un fragment de soie. Ce n’est pas sa longueur qui compte mais sa qualité. Peu importe d’en finir à vingt, trente ou soixante-dix ans : il faut que l’existence soit sans tache ni accroc. Quand un Japonais se suicide, il ne regarde pas devant lui (il ne croit pas vraiment à l’au-delà), mais derrière. Il évalue son destin à la lumière d’une cause supérieure — shôgun, empereur, famille, entreprise… Cette soumission, ce sens de l’honneur, c’est la trame du tissu. On ne doit y déceler ni scorie ni souillure.

Le flic débrancha sa bouilloire et la plaça auprès de la théière. Lui-même avait toujours vécu ainsi. Quand il se projetait dans l’avenir, c’était uniquement pour imaginer sa propre pierre tombale. Laisserait-il le souvenir d’un destin exemplaire ? Son fragment d’étoffe serait-il d’une pureté irréprochable ?

C’était déjà raté, compte tenu de tous les coups tordus, mensonges et saloperies qu’il avait dû inventer pour simplement appliquer la loi. En revanche, il n’avait jamais failli sur le plan du courage et de l’honneur. Du temps de la BRI, il avait essuyé le feu. Fait usage de son arme. Tué. Il avait vécu dans l’odeur du propergol et de l’acier chaud. Il avait connu le miaulement des balles, le froissement de l’air sur leur passage — et les décharges d’adrénaline qui allaient avec. Il avait eu peur, vraiment peur, mais jamais il n’avait reculé. Pour une raison simple : le danger n’était rien comparé à la honte qui aurait entaché son existence s’il avait failli.

En définitive, il ne craignait pas la mort mais la vie. Une vie imparfaite, chargée de remords et d’abjections.

Il décrocha un portrait de ses enfants et les observa un instant. Depuis la naissance de Shinji et de Hiroki, tout avait changé. Maintenant, il voulait durer. Leur apprendre le maximum de choses, les protéger le plus longtemps possible. Pouvait-on être un bon soldat quand on avait des enfants ?