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— Qu’est-ce que tu fais ?

Passan leva les yeux : Naoko se tenait dans la pénombre, portant encore son sac et son imperméable. Il ne l’avait pas entendue venir. Il ne l’entendait jamais venir. Avec son poids plume et ses yeux de félin qui voyaient dans la nuit.

— J’emporte quelques trucs pour le studio.

Elle considéra les portraits au fond du carton, couvrant d’autres « trésors » : haïkus calligraphiés, bâtons d’encens, reproductions d’Hiroshige et d’Utamaro…

— Toujours ta passion pour les zombies, fit-elle d’un ton sec.

— Des hommes braves. Des hommes d’honneur.

— Tu n’as jamais rien compris à mon pays.

— Comment tu peux dire ça ? Après toutes ces années ?

— Comment, toi, tu peux croire à de telles conneries ? Après avoir vécu dix ans avec moi ? Après être si souvent allé là-bas ?

— Je ne vois pas où est la contradiction.

— Ce que tu appelles « courage » n’est qu’une intoxication. Nous avons été programmés. Formatés par notre éducation. Nous ne sommes pas braves : nous sommes dociles.

— Je crois que c’est toi qui n’as rien compris. Derrière l’éducation, il y a l’idéal d’un peuple !

— Notre idéal, aujourd’hui, c’est de nous libérer de tout ça. Et ne me regarde pas comme si j’étais malade.

— Ta maladie, je la connais, c’est l’Occident, sa décadence. L’individualisme forcené. L’absence de foi, d’idéologie, de…

Elle balaya la tirade d’un geste, comme elle aurait essuyé une traînée de poussière :

— On va pas encore s’engueuler.

— Qu’est-ce que tu veux ? Me dire adieu ? demanda-t-il sur un ton sarcastique.

— Juste te rappeler que les enfants ne doivent pas manger de sucreries. Ça leur fout les dents en l’air. On a toujours été d’accord là-dessus.

Avec un temps de retard, Passan comprit l’allusion. Il parlait seppuku, elle lui répondait Chupa Chups. Il avait toujours été sidéré par le matérialisme de Naoko, son attachement irrationnel aux détails de la vie quotidienne. Un jour, il lui avait demandé quelle était la première qualité qu’elle attendait d’un homme. Elle avait dit : « La ponctualité. »

— OK. Deux sucettes, ça ne changera pas la face de leur éducation, non ?

— J’en ai marre de répéter les mêmes choses.

Passan se baissa pour attraper son carton à deux mains.

— C’est tout ?

— Non. Je voulais aussi te rendre ça, ajouta-t-elle en déposant quelque chose sur les photos entassées.

Passan découvrit un poignard glissé dans un fourreau de jacquier noir. Le manche en ivoire brillait d’un éclat immaculé sous l’éclairage électrique. La courbe de bois laqué touchait à la perfection. Passan le reconnut au premier coup d’œil. Il se souvint pourquoi il l’avait choisi : le fourreau lui rappelait la chevelure de Naoko, l’ivoire sa peau blanche.

— Garde-le. C’est un cadeau.

— On en est plus là, Olive. Remballe ton truc.

Il laissa glisser sur lui la laideur des mots.

— C’est un cadeau, répéta-t-il d’un ton buté. Ça ne se reprend pas.

— Tu sais ce que c’est, non ?

Posé à l’oblique, l’arme croisait le fer avec les visages impassibles de Kawabata, Mishima, Kurosawa. Splendide.

— Un kaïken, murmura-t-il.

— Tu sais à quoi ça sert ?

— C’est moi qui te l’ai dit ! T’étais même pas au courant !

Il contempla à nouveau le précieux objet, rêveur :

— C’est avec ce poignard que les femmes des samouraïs se suicidaient. Elles se tranchaient la gorge, après s’être attaché les jambes repliées pour mourir dans une position décente et…

— Tu veux que je me suicide ?

— Tu gâches toujours tout, répondit-il d’une voix lasse. Tu renies ta propre culture. Le code de l’honneur. Le…

— T’es un malade. Toutes ces conneries n’existent plus depuis des siècles. Heureusement.

Le carton lui paraissait peser plus lourd à chaque seconde. Fardeau de sa vie passée, poids de ses croyances démodées.

— Alors, c’est quoi le Japon pour toi ? hurla-t-il soudain. Sony ? Nintendo ? Hello Kitty ?

Naoko sourit, et il comprit que, malgré le kaïken dans le carton, et le .45 à sa ceinture, la seule à être armée dans cette pièce, c’était elle.

— Il est vraiment temps que tu te casses.

Passan la contourna et franchit le seuil :

— On se reverra chez l’avocat.

15

Debout sur la pelouse, Naoko grelottait, les yeux fixés sur le portail.

Elle avait aidé Passan à porter ses derniers cartons. Il était parti sans un mot, sans un regard. Il faisait frais mais une espèce de chaleur fiévreuse soufflait par instants, lourde, humide, hésitante. Seuls les oiseaux paraissaient sûrs de la saison : ils pépiaient furieusement, invisibles, quelque part dans les arbres.

Enfin, elle s’ébroua et revint vers la maison. Une boule d’angoisse lui barrait la gorge. Elle fila dans la chambre des garçons — une deuxième pièce était prévue pour eux mais Passan n’avait jamais eu le temps de la finir. Elle embrassa Hiroki, encore tout ébouriffé du bain, et Shinji, concentré sur sa DS. Les enfants ne firent aucun cas de son arrivée et cette indifférence la rassura. Une soirée comme une autre.

Naoko rejoignit la cuisine. Les soles et les pommes de terre étaient déjà prêtes. Elle n’avait pas faim. Elle avait encore sur l’estomac les makis de Sandrine. Leur conversation lui revint en mémoire. Pourquoi s’était-elle énervée ainsi contre Paris, contre la France ? Il y avait longtemps qu’elle était anesthésiée contre ces galères d’exilée…

Les garçons surgirent en riant. Dans un concert de cliquetis d’assiettes et de couverts, ils s’installèrent.

Shinji attaqua aussi sec :

— Pourquoi vous vous séparez avec papa ?

Il se tenait droit sur sa chaise, comme lorsqu’on interroge en classe son institutrice. Elle comprit qu’en tant qu’aîné, il posait aussi la question au nom de son frère.

Elle n’eut pas la force de répondre en japonais :

— Pour ne plus nous disputer.

— Et nous ?

Elle les servit puis s’assit entre eux, afin de donner plus de chaleur à ses paroles :

— Vous, vous serez toujours nos amours. On vous a déjà expliqué la nouvelle organisation. Vous restez à la maison. Une semaine avec maman, une semaine avec papa.

— On pourra voir l’autre maison de papa ? intervint Hiroki.

Elle lui ébouriffa les cheveux, appuyant son sourire :

— Bien sûr ! C’est aussi chez vous ! Et maintenant, mangez.

Shinji et Hiroki plongèrent dans leur assiette. Ses enfants n’étaient pas le cœur de sa vie, ils étaient la vie de son propre cœur. Chaque battement, et même le silence entre deux palpitations, leur était dédié.

Shinji, huit ans, était le rigolo de la bande. Il avait l’énergie, l’humour de son père — et aussi une décontraction naturelle qui ne venait ni d’elle ni de lui. Son métissage se révélait dans une mystérieuse ironie. Il portait ses traits asiatiques avec une distance amusée, une gaieté décalée qui semblait dire : « Ne vous fiez pas aux apparences. »

Hiroki, six ans, était plus sérieux. Strict sur ses habitudes, ses horaires, ses jouets : toute la rigidité de sa mère. En revanche, il ne lui ressemblait pas physiquement. Sous ses cheveux noirs, il avait une tête toute ronde, qui déconcertait Naoko. Les Japonais sont fiers de l’ovale de leur visage, par opposition aux Chinois ou aux Coréens. Sur cette face de lune, planait toujours une sorte de distraction rêveuse. Souvent, le petit garçon entrait dans la conversation comme quelqu’un qui s’est trompé de porte. Il énonçait quelque chose qui n’avait rien à voir avec le propos, s’étonnait lui-même d’être là, puis se taisait à nouveau. On se disait alors qu’il vivait sur une autre planète. Et on craquait encore plus pour le petit bonhomme…