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Le dîner était achevé. Naoko avait réussi à mener la conversation sur des sujets variés : l’école, Diego, le judo pour Shinji, un nouveau jeu de DS pour Hiroki… Sans qu’elle ait à le leur demander, les deux garçons rangèrent leur assiette dans le lave-vaisselle et filèrent au premier.

Après avoir embrassé Hiroki dans son lit, Naoko lui murmura en japonais :

— Demain, j’arriverai plus tôt et on prendra le bain ensemble. On fera la toilette de kokeshi !

Le petit garçon sourit à l’évocation des poupées nippones. Il somnolait déjà.

Il répondit dans une espèce de jargon franco-japonais :

— Tu laisses la porte ouverte ?

— Pas de problème, ma puce. Fais dodo.

Elle lui donna un dernier baiser dans le creux de l’épaule et passa à Shinji, plongé dans un Mickey Parade.

— Tu laisses la lumière dans le couloir ? demanda-t-il en japonais pour l’amadouer.

Elle éteignit la lampe de chevet en souriant :

— J’ai vraiment une bande de poules mouillées à la maison !

16

Bien plus tard, Passan rentra dans son studio. Perdu. Rejeté. Maudit.

Avant de regagner Puteaux, alors même qu’il transportait ses trésors japonais dans son coffre, il avait cédé à ses vieux démons. La Défense. Puis le 8e arrondissement et ses bonnes adresses…

Il y avait ses habitudes. Bars. Boîtes. Escorts. Pas des vieilles copines comme on en voit dans les films où le flic a toujours une maîtresse prostituée. Les adresses de Passan réservaient toujours des surprises — des nouvelles filles, des relations inédites. Bien trop chères pour lui bien sûr, mais un flic, ça peut toujours servir. Olivier n’avait rien à voir avec le condé bienveillant. Il n’était pas bon d’avoir un ami comme lui : il était bon de ne pas l’avoir comme ennemi, nuance… Obscurément, ce climat de crainte, de domination l’excitait encore plus.

Quelques années après son mariage, alors que son désir pour Naoko l’avait quitté comme le sang quitte un visage effrayé, il avait repris ses habitudes de célibataire. Les boîtes glauques. L’exploitation des putes de luxe. L’assouvissement de ses pires pulsions. Du troc pur et simple : quelques coups gratis en échange de sa protection.

Pourquoi ce besoin de se soulager avec des pros corpulentes et vulgaires alors qu’une des plus belles créatures de Paris l’attendait à la maison ? La réponse était dans la question. On ne baise pas la femme de sa vie, en position du chien, avec éjaculation faciale en guise de point d’orgue. A fortiori quand il s’agit de la mère de ses enfants.

La maman et la putain. Malgré son âge, malgré son expérience, Olivier n’avait jamais dépassé cet antagonisme puéril. Huit années de psychanalyse n’y avaient rien fait. Il lui était impossible, au plus profond de sa chair, d’associer désir et amour, sexe et pureté. La femme était pour lui une blessure dont les bords refusaient de se rejoindre.

Avec Naoko, il avait connu une première vague d’excitation, si neuve, si fraîche qu’il n’avait pas eu l’impression de salir sa madone. Quand ses goûts anciens l’avaient rattrapé, il s’était naturellement détourné de sa fée japonaise. Retour aux sources. Femmes aux hanches larges, aux cuisses grasses, aux seins lourds. Positions humiliantes. Injures. Soulagement du ventre associé à une espèce de revanche obscure. Quand le plaisir éclatait entre ses cuisses, ses dents se serraient sur un rugissement de triomphe, noir, amer, sans but ni objet.

Pas question d’associer son épouse à de telles turpitudes. Son enfer personnel ne regardait que lui.

L’ultime paradoxe était que Naoko l’aurait suivi dans ses fantasmes. Les Japonaises ont une approche du sexe totalement libérée. À mille lieues de la culpabilité chrétienne qui ronge les Occidentaux. Mais Passan ne voyait pas Naoko ainsi. Sa peau lisse et blanche, son corps musclé, sans la moindre imperfection, ne l’excitaient pas. Elle était faite pour la prière, pas pour la luxure.

Naoko n’était pas dupe. Chaque femme connaît le biorythme sexuel de son partenaire. Elle avait laissé courir, au nom peut-être de cette vieille tradition japonaise selon laquelle le mari fait des enfants à son épouse et cherche son plaisir chez les prostituées. Premier silence, premier compromis. La frustration s’était insinuée entre eux, dressant un mur invisible, transformant chaque geste en attaque, chaque mot en poison. L’éloignement des cœurs commence toujours par l’éloignement des corps…

Il se gara dans une ruelle derrière la vieille église de Puteaux, le long des quais. Il dut faire trois voyages à pied pour transporter ses archives et ses bibelots. Une fois ses derniers cartons posés au centre de la pièce, il considéra son nouveau repaire. Trente mètres carrés de parquet flottant, trois murs blancs s’ouvrant sur une baie vitrée, une cuisine dissimulée derrière un comptoir en contreplaqué. À quoi s’ajoutaient, en guise de mobilier, un convertible, une planche posée sur deux tréteaux, une chaise, une télévision. Le tout dans un immeuble des années 60. Vraiment pas de quoi pavoiser.

Depuis des semaines, il déménageait à petit feu, reculant toujours le moment de s’installer pour de bon. Il ôta sa veste et demeura encore quelques minutes immobile. La seule idée qui lui vint en cet instant était le témoignage d’un pilote kamikaze sauvé par l’armistice. Quand on l’avait interrogé sur son état d’esprit de l’époque, il avait répondu avec un sourire confus : « C’est tout simple : on n’avait pas le choix. »

Il fila sous la douche. Il y resta près d’une demi-heure, espérant effacer les souillures de la soirée. Il accordait décidément trop de pouvoir à l’eau municipale.

Enfilant un caleçon et un tee-shirt, il se prépara un litre de café, plaça dans le micro-ondes le bento qu’il s’était acheté chez un traiteur japonais, puis engloutit les brochettes de poulet, les boulettes de fromage, le riz sans prendre la peine de s’asseoir. Cela lui rappelait ses années d’études : cours de droit, plats à emporter et solitude.

Tout en mastiquant, il se remémora les bribes d’informations qu’il avait pu obtenir sur l’enquête de Stains en fin d’après-midi. Le légiste qui avait pratiqué l’autopsie, Stéphane Rudel, confirmait : c’était bien le même modus operandi. Par ailleurs, les instruments retrouvés dans l’atelier correspondaient aux mutilations des victimes précédentes. Passan était curieux de savoir comment Guillard expliquerait la présence de ce matériel dans son atelier de mécanique. Pour le reste, il fallait attendre : les analyses toxico étaient en cours.

Isabelle Zacchary, la coordinatrice de l’Identité judiciaire, l’avait aussi appelé. Pour l’heure, elle n’avait rien. Pas un seul objet, pas la moindre fibre ni la moindre surface qui fasse le joint entre l’ADN de Guillard et celui de la victime. À croire qu’il ne l’avait pas touchée.

Il balança les restes de nourriture dans la poubelle et jeta un coup d’œil à sa montre : pas loin de minuit. Il n’avait pas sommeil. Il attrapa la cafetière, une tasse, un yaourt et déposa le tout près du sofa. Puis il s’assit en tailleur sur le parquet, dos appuyé au canapé, et s’attaqua au premier carton d’archives.