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Il se lança dans un nouveau tri des documents et commença sa lecture. Au bout d’une demi-heure, il voyait les lignes s’entremêler. Il but une nouvelle goulée de café et préféra fermer les yeux. Des cercles rougeâtres, bordés d’un halo violet, dansaient sous ses paupières.

Il reprit mentalement l’historique de son enquête, là où il l’avait laissé dans l’après-midi.

17

3 avril 2011. Comme celui d’Audrey Seurat, le cadavre de Karina Bernard, trente et un ans, enceinte de sept mois et demi, avait été déposé au cœur d’une cité du 9–3 : les Francs-Moisins, à Saint-Denis. Un quartier beaucoup plus chaud que la Maladrerie : classé ZUS (zone urbaine sensible), il constituait un des secteurs à risque de la ville.

Passan et sa ruche s’étaient aussitôt mis au boulot. Pour découvrir un scénario à l’identique. Même profil de victime. Même mode opératoire. Même panne satellite quelques heures avant la trouvaille macabre. Même absence d’indices et de traces…

Un nouveau fait était apparu toutefois : grâce à des prélèvements de l’humeur vitrée des yeux du nourrisson (dont le corps était moins dégradé que le précédent), le laboratoire de toxicologie avait repéré la présence de chlorure de potassium. Le bébé avait donc subi la même injection que la mère — au moins il n’avait pas brûlé vif. Que cherchait le tueur ? Voulait-il éviter toutes souffrances à ses victimes (on avait également retrouvé des traces d’anesthésiant dans leur sang) ?

L’enquête s’était assombrie d’une difficulté supplémentaire : l’intervention des médias. Les journalistes avaient cette fois réalisé le caractère spectaculaire du meurtre et fait le lien avec le précédent. Ils tenaient leur scoop : un serial-killer ! Un tueur de femmes enceintes ! Ils lui avaient trouvé des surnoms : « l’Accoucheur », « le Boucher du 9–3 »… Ils avaient couvert la procédure en temps réel. Équipes sur le terrain. Informations régulières. Sites internet… Résultat, les faux témoignages, les délires spontanés affluaient. En revanche, la cité des Francs-Moisins, déjà peu accueillante au naturel, s’était fermée à double tour face à cette déferlante de flics et de caméras.

Passan était dans le collimateur. Ses supérieurs l’appelaient. Ivo Calvini l’appelait. Le maire de Saint-Denis l’appelait. Le préfet de la Seine-Saint-Denis l’appelait. Les journalistes l’appelaient… Il n’avait rien à leur répondre. Hormis une conviction qui ne cessait de se renforcer : le tueur était un enfant du 9–3. Il y avait subi un traumatisme, sans doute lié à sa naissance, et se vengeait à coups de cadavres disséminés.

Mais cette intuition ne menait nulle part. Que pouvait-il faire ? Remuer les archives des maternités du département ? Pour chercher quoi ? Un accouchement qui se serait mal passé ? Un enfant malformé ? Renié ? Son idée était trop vague.

Il s’était plutôt replongé dans le tissu social de Saint-Denis. Il connaissait ces lieux : il y avait grandi. Mais depuis son époque, les choses avaient changé. Les usines à sommeil étaient devenues des usines à violence. Les logements sociaux avaient engendré un champ de bataille, où se menait une guérilla confuse, où on tirait à balles réelles des deux côtés.

Il avait écumé le terrain, tourné avec la SDPJ 93, les BAC. Il avait découvert le monde des perquisitions au pas de charge, sous une pluie de silex, de cocktails Molotov… Les bagnoles brûlées, les femmes violées qui sautent par la fenêtre, les vols à la portière…

Il avait aussi rencontré des élus locaux, des conseillers, des experts. Des optimistes qui avaient des projets plein la tête. Des alarmistes qui préconisaient d’acheter des drones, des caméras, des armes. Des radicaux qui voulaient tout détruire pour édifier, à la place, des résidences plus coûteuses. Montez les prix, la vermine crèvera d’elle-même…

Il avait aussi approché des responsables de collectivités locales, d’associations de quartier. Grâce à ces intermédiaires, il était entré en contact avec les chefs de gangs. Il avait été reçu dans des caves aménagées, où des gamins braquaient des M16, des Uzi et des armes de poing au numéro limé. Assailli par une forte odeur de shit, parmi des canettes vides et des seringues usagées, Passan avait joué franc jeu. Il avait décrit la méthode du tueur. Donné ses rares indices. Livré ses craintes. Chacun avait écouté le « babtou », un doigt sur la détente.

Les seigneurs de guerre ne savaient rien mais il avaient promis : ils allaient multiplier leurs patrouilles, sillonner les caves, les toits, les terrains vagues. Pas question qu’un assassin opère sur leurs terres et se débarrasse de sa viande froide dans leur quartier. Passan avait songé au film M. le maudit où un tueur d’enfants est capturé et jugé par la pègre de la ville où il sévit.

Parallèlement, le travail de fourmi sur Karina Bernard avait révélé un détail — un infime détail. Début mars, la victime avait donné sa voiture à réparer dans un atelier mécanique de Saint-Denis, la société Fari. Ce simple nom — sa consonance — lui avait rappelé le garage qui avait vendu la Golf à Audrey Seurat : Alfieri Automobiles. Un clic sur Internet, pour découvrir que les deux enseignes appartenaient au même groupe, dirigé par un certain Patrick Guillard.

Simple coïncidence ? Les autopsies avaient révélé des traces de lien cranté ainsi que des fibres de caoutchouc ignifugé sur la peau des victimes. L’hypothèse du légiste : des marques de courroie de distribution. À quoi s’ajoutaient des stries singulières sur la langue des mortes : le meurtrier les aurait bâillonnées avec des fragments de pneu.

Passan avait vérifié le pedigree de Guillard. Rien à signaler, sauf que l’homme était, comme lui, un enfant de l’Aide sociale à l’enfance. Né sous X, à Saint-Denis, il avait sans doute grandi dans des foyers ou des familles d’accueil mais impossible d’obtenir son dossier auprès de l’ASE. Le flic n’avait retrouvé sa piste que lorsque l’apprenti s’était mis à bosser, à dix-sept ans, à Sommières, dans le sud de la France, en tant que mécano.

Olivier avait suivi son ascension de garage en garage. 1997 : gérance d’un premier atelier, à Montpellier. 1999 : voyage aux États-Unis pour bricoler des moteurs en Arizona et en Utah. 2001, premier atelier à Saint-Denis : Alfieri. Guillard a trente ans. 2003, deuxième concession : Fari, à La Courneuve. 2007, troisième point de vente : Feria, avenue Victor-Hugo, Aubervilliers. Sans compter des gérances de centres de contrôle technique, d’ateliers d’entretien et de réparations rapides (vidanges, pneus, pare-brises, pots d’échappement, etc.). Toujours dans le 9–3 — et plus précisément dans l’ouest du département : La Courneuve, Saint-Denis, Épinay, Saint-Ouen, Stains… La zone des disparitions et de la découverte des corps.

Côté vie privée, Guillard était célibataire, sans enfant. Côté justice, pas de casier, pas même l’ombre d’un PV. Un orphelin qui s’était fait tout seul, à force de volonté et de passion pour la mécanique.

L’homme l’avait reçu dans les bureaux de son siège, à Aubervilliers, et lui avait fait visiter le garage qui jouxtait ses locaux. Trois mille mètres carrés de ciment peint, sur deux étages, consacrés à la vente de voitures et à leur réparation. Un lieu d’une propreté étonnante, où on aurait pu dîner sur le sol. Il y avait de quoi être impressionné. Passan ne l’était pas.