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Il sentait quelque chose.

Patrick Guillard était affable. Il était aussi étrange. Physiquement d’abord. À quarante ans, l’homme était un athlète de petite taille, un bloc de muscles court sur pattes. Il avait la tête entièrement rasée, sans doute pour régler une fois pour toutes le problème d’une calvitie naissante. Ses traits tenaient du bulldog. Des yeux pochés, un nez épaté, des lèvres épaisses, boudeuses, laissant supposer de lointaines origines africaines.

En même temps, un soupçon de féminité émanait de ce colosse modèle réduit. Une démarche sautillante. Des rires aigus. Des mouvements de poignets trop souples, trop langoureux… Le garagiste lui rappelait les acteurs de kabuki qui jouent des rôles féminins — des mâles séducteurs qui ne parviennent jamais, dans la vie, à se débarrasser de leur préciosité.

Bien sûr, Guillard ne connaissait ni la première ni la deuxième victime — il n’avait aucun contact avec la clientèle de ses garages. Il avait pris une mine consternée quand Passan lui avait rappelé le calvaire de ces femmes, puis il avait retrouvé son sourire et expliqué pourquoi ses enseignes répétaient les mêmes sonorités, allusions à son rêve originel de travailler pour les usines Ferrari. « Depuis, j’ai atterri mais ces syllabes m’ont porté bonheur. »

Passan aurait dû se sentir en empathie avec son hôte. Un orphelin, comme lui. Sous ce discours convenu, il percevait plutôt une rumeur, un chuchotement à peine perceptible. Quelque chose déconnait.

Il n’avait plus lâché Guillard. Avec ses gars, il avait organisé une véritable traque. Il avait réussi à obtenir un soum, fourgon de surveillance équipé, assigné à une autre enquête. Il assurait lui-même la plupart des gardes de nuit. Compte tenu de sa vie privée, aucun problème. Le jour, il décryptait celle du garagiste, via la paperasse. La nuit, il observait l’homme, in situ.

Jamais sa conviction n’avait faibli. Pourtant, rien ne collait. Patrick Guillard possédait de solides alibis pour chaque enlèvement et n’avait pas le profil du tueur. Un exemple : il adorait les enfants, faisait des cadeaux aux mômes des cités qui jouxtaient ses garages. Impossible de l’imaginer dans la peau du tueur de bébés. Mais pourquoi alors n’avait-il ni gosse ni épouse ? Un homosexuel ?

Fin avril, Passan avait pris quatre jours de vacances pour se rendre dans la région de Montpellier et sonder le passé professionnel de l’homme d’affaires. Il avait retrouvé les ateliers où l’apprenti avait travaillé. Partout, il avait laissé un bon souvenir. Un type souriant, doué, appliqué. Selon ses employeurs, Guillard avait passé son enfance dans le 93 mais il n’aimait pas en parler. Des mauvais souvenirs ?

Les filatures, les perquisitions surprises, les écoutes téléphoniques, le piratage de ses données informatiques, l’analyse de ses comptes n’avaient rien donné. Finalement, Olivier n’avait obtenu qu’un résultat : le suspect avait contacté ses avocats. La hiérarchie du flic avait été alertée. Engueulades. On avait convaincu Guillard de ne pas porter plainte mais le commandant avait dû prendre ses distances.

Le 11 mai 2011, un troisième corps avait été découvert.

Rachida Nesaoui, vingt-quatre ans, enceinte de sept mois et trois semaines, nue, éventrée. Le cadavre reposait dans un terrain vague qui jouxtait la cité la Forestière, à Clichy-sous-Bois, une Zone Franche Urbaine (ZFU), plus sensible encore que les territoires précédents.

Il avait donc suffi que la surveillance se relâche pour que l’Accoucheur frappe à nouveau. Pour Passan, c’était comme un aveu : Guillard était le tueur. Un peu court comme raisonnement mais le lendemain, il l’avait arrêté, à 6 heures du matin, l’arrachant, menottes au poing, à son hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine.

Fouille au corps, prise d’empreintes, prélèvements de salive — Guillard avait refusé de se déshabiller. Passan n’avait pas insisté mais il l’avait cuisiné pendant plusieurs heures. Tout y était passé : brutalités, menaces, injures, pauses plus calmes, où il l’avait joué ami-ami… Jusqu’au moment où l’avocat du garagiste avait rappliqué et l’avait fait libérer dans l’instant.

Entre-temps, Fifi avait étudié les fadettes des garages : aucun appel à Rachida Nesaoui. La jeune femme n’avait même pas le permis de conduire. Le lien, déjà mince, entre les deux premiers meurtres et Guillard ne tenait pas pour celui-là.

Cette fois, l’homme d’affaires avait porté plainte. Fin mai, le flic était passé devant le juge. Ses agissements étaient illégaux. Son dossier vide. Son acharnement dénué de motif. Il avait été condamné à deux mille euros d’amende pour harcèlement policier, injures et violences volontaires, violation du devoir déontologique du fonctionnaire de police. Le juge avait tenu compte de ses états de service et négligé la peine de prison avec sursis demandée par l’accusation. Il avait également refusé la mise à pied.

Le flic avait encaissé la sentence sans broncher. Son esprit était ailleurs. Il venait d’apprendre qu’un ADN inconnu avait été relevé sur la scène d’infraction numéro 3. Or, depuis la garde à vue de Guillard, il possédait son empreinte génétique. L’avocat avait exigé la destruction immédiate de ces données mais s’il faisait vite, il pouvait encore ordonner une comparaison.

Il avait quitté le tribunal au pas de course. Récupéré l’échantillon dans le frigo de l’UMJ Jean-Verdier, à Bondy, parmi les autres fragments congelés de suspects et les petites culottes sous enveloppe des femmes violées. Il avait rejoint le laboratoire de la Police scientifique, à Rosny-sous-Bois. Demandé à un expert de confronter les deux ADN. L’opération n’avait pris que quelques heures. Pour aboutir à une nouvelle déception : il ne s’agissait pas des mêmes empreintes.

Pourtant, ce nouveau fiasco avait produit un scoop : la carte génétique du suspect avait révélé son anomalie sexuelle.

Le garagiste avait parfaitement réussi à camoufler son versant féminin. Il avait su se fondre dans la masse, mais que se passait-il exactement dans sa tête ? Était-il un homme ou une femme ? Les deux ?

Passan imaginait les tortures physiques et psychiques qu’il avait dû subir dans les foyers, les familles d’accueil, les centres de jeunes travailleurs. L’angoisse des douches, des visites médicales, des vestiaires… Lui-même était passé par ces lieux : pas précisément l’école du rire. Si Guillard avait grandi dans le 9–3, alors il possédait un vrai mobile pour en vouloir à ces lieux de sinistre mémoire.

Condamné par la justice, désavoué par ses supérieurs, Passan avait décidé de poursuivre l’enquête en solitaire. Il avait contacté les hôpitaux de Saint-Denis, de La Courneuve, des villes voisines, en quête de renseignements sur le patient Guillard. En vain. Le secret médical formait un rempart solide et pas question de demander une dérogation à l’Ordre des médecins.

L’ASE refusait aussi de lui fournir la moindre information. Et plus moyen de surveiller ni d’approcher le garagiste. Quant à l’enquête concernant la troisième victime, pas plus de résultats que pour les autres. La parano s’était emparée du département. Les femmes enceintes n’osaient plus sortir de chez elles. Des rumeurs circulaient : le tueur était un flic, les meurtres ordonnés par le gouvernement pour terrifier les habitants et les chasser des cités. Quant aux médias, ils assuraient toujours leur rôle de pompiers incendiaires, mettant en perspective la panique des cités et l’absence de résultats de l’enquête.

Dans ce chaos, la disparition de Leïla Moujawad, le 18 juin, avait fait figure de climax.

Passan avait été pris de court. Dans son obstination à serrer Guillard, il avait presque oublié que le meurtrier pouvait frapper à nouveau, quelle que soit son identité. Sa première idée avait été d’aller secouer Guillard et de lui faire avouer où il avait séquestré sa victime. Mais il ne pouvait plus agir — et certainement pas de cette façon-là.