— J’en sais rien, moi.
— Habille-toi.
Naoko ouvrit l’armoire pour choisir leurs vêtements.
Se calmer.
Ne pas l’appeler sur-le-champ.
Et surtout ne pas insister auprès des garçons.
Elle revint vers Shinji, toujours engourdi de sommeil, et se força à l’habiller posément. Hiroki était déjà passé dans la salle de bains où il se lavait les dents. Elle boucla la ceinture de son aîné et lui ordonna de filer à la suite de son frère.
En se relevant, elle éprouva une sorte d’abattement sans limite. Elle avait envie de s’écrouler sur le lit et de fondre en larmes. Heureusement, la colère couvait encore et la maintenait debout.
Passan ne perdait rien pour attendre.
20
Trois heures qu’ils pataugeaient dans la boue. Trois heures qu’ils essuyaient des averses à répétition.
Ils avaient traversé la lumière incertaine de l’aube. Ils avaient vu la clarté laiteuse percer sous le voile gris de la pluie. En un sens, ce temps pourri jouait en leur faveur. Pas un chat au pied des immeubles. Pas une ombre le long des chantiers ni dans le terrain vague. Le Clos-Saint-Lazare refusait de se réveiller.
En revanche, Passan craignait que la pluie ait dégradé les traces sur les gants. Dans le cas, bien sûr, où ils les trouveraient…
Pour l’instant, rien. Olivier et Fifi étaient partis de la porte de l’entrepôt de Guillard, ils avaient traversé le chantier puis rejoint les terres en friche en direction de la nationale. Armés d’ustensiles trouvés sur place, un antivol en U pour Passan, une antenne de radio pour Fifi, ils fourrageaient le sol, balayaient les herbes, écartaient les débris.
Malgré le froid, Passan crevait de chaud sous son ciré. Il ne cessait de lancer des regards derrière lui, vers les remparts ondulés de la cité, craignant d’apercevoir une série de têtes encapuchées. Les bandes rentraient de leurs virées nocturnes avec les premiers RER et c’était souvent à l’aube que les pires bastons éclataient. Il appréhendait aussi de voir débouler une patrouille de la police municipale ou un groupe de la BAC. Il n’était pas le bienvenu ici.
Il regarda sa montre : 8 h 10. Bientôt l’heure d’aller pointer à la DCPJ. Encore un échec. Il n’était même pas sûr de son idée. Guillard était peut-être revenu chercher les gants. Ou le vent les avait poussés n’importe où. Ou des mômes les avaient trouvés et balancés. Le terrain était protégé par des rubans de non-franchissement mais personne ne respectait ici ce genre d’avertissement. Au contraire…
— On s’fait une pause ?
Passan acquiesça. Fifi alluma un joint et lui proposa une taffe, par simple politesse : Olivier ne touchait jamais à la moindre défonce. Puis il s’assit sur un réfrigérateur rouillé et sortit une flasque argentée. Il dévissa le bouchon et la tendit à son supérieur. Nouveau refus. Le punk but une brève gorgée.
— Tu devrais arrêter tout ça, conseilla Passan. Tu deviens vraiment limite.
L’autre éclata d’un rire bref :
— C’est l’ambulance qui se fout du corbillard.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— T’as beau te la jouer straight, tu roules sur les jantes.
— Comprends pas.
— Cette histoire d’Accoucheur, tu contrôles plus rien.
Passan grimpa sur une carcasse de mobylette, sans roue, plantée dans le sol.
— Je veux finir le boulot, c’est tout.
— C’est tout ? Tu te retrouves à lyncher un mec, à bousiller le bureau d’un juge, à chercher des gants en latex au p’tit matin…
— En nitryle.
— En c’que tu veux… Dans un terrain vague de merde, toujours dans la plus parfaite illégalité. Tu devrais donner ta dém : ça serait plus rapide.
Le commandant enfonça sa tête sous sa capuche. La bruine lui collait à la peau.
— Si t’es au chômage, insista Fifi, comment tu paieras ta pension alimentaire ?
— Y aura pas de pension.
— Ben voyons.
— Naoko gagne plus que moi et on aura la garde alternée.
Le punk hocha la tête, but une nouvelle goulée puis poussa un soupir de satisfaction comme s’il venait de se désaltérer pour l’année.
— C’est comme cette histoire de baraque, continua-t-il d’une voix râpeuse. Tu t’retrouves à vivre ta vie en copropriété. Tu parles d’un projet. C’est une idée de Naoko, non ?
— Pas du tout. Pourquoi ?
Le lieutenant tira si fort sur son joint que le rougeoiement de l’herbe lui alluma les yeux.
— J’sais pas… Elle a toujours eu des idées bizarres.
En équilibre sur sa selle, Olivier se pencha vers le guidon de la mobylette :
— Où tu veux en venir ?
— Les Japonais sont différents, c’est pas un scoop. Toi-même tu m’as toujours dit que Naoko était… spéciale.
— J’ai dit ça, moi ? répéta-t-il, feignant la surprise. Donne-moi un exemple.
— Elle est hyper-dure avec les gosses.
— Pas hyper-dure. Sévère, c’est tout. Et c’est pour leur bien.
Fifi s’envoya une rasade et aspira une taffe dans la foulée : il puisait l’inspiration dans cette cadence infernale.
— T’as même pas pu assister à leur naissance ! cria-t-il comme si un argument décisif lui revenait soudain.
Passan ne s’attendait pas à cette attaque oblique.
— Elle a voulu accoucher dans son pays, admit-il au bout de quelques secondes. Pour que les enfants aient la nationalité japonaise. J’ai respecté sa décision.
Le punk enfonça le clou :
— Mais elle est partie sans toi.
Le flic se rembrunit. Il regrettait d’avoir confié à Fifi ce secret.
— Elle voulait être dans sa famille, bougonna-t-il. Elle disait que l’accouchement, c’est une histoire intime, qu’elle avait besoin de sa mère. De toute façon, je n’aurais pas pu l’accompagner, à cause du boulot…
Fifi ne répondit pas. Il s’alluma un nouveau joint — Olivier se dit qu’il allait bientôt cracher du feu. On n’entendait plus que les froissements de pluie lointains de la nationale. Il se revoyait en planque, dans un soum, alors que Naoko, d’une voix rauque, épuisée, lui annonçait la naissance de leur premier fils… À plus de dix mille kilomètres.
— C’était sa décision, répéta-t-il, et je la respecte.
Fifi ouvrit les bras, en signe d’évidence :
— Elle est spéciale, quoi.
Passan quitta d’un bond sa selle, antivol en main, et s’approcha du punk, qui eut un recul réflexe.
— De toute façon, qu’est-ce que tu m’emmerdes, là ? Tout est fini entre nous et…
La sonnerie de son portable lui coupa la parole. Il décrocha d’un geste.
— Allô ?
— C’est quoi cette histoire de sucettes ?
Naoko. Ni bonjour ni la moindre parole aimable.
— T’es passé à la maison cette nuit ?
— Pas du tout. Je…
— Me prends pas pour une conne. On était d’accord. C’est ma semaine. Tu ne dois pas foutre les pieds à la villa.
Passan ne comprenait rien. Il tenta de lui soutirer des explications :
— Calme-toi. Et dis-moi ce que tu me reproches exactement.
— Je te reproche de te glisser la nuit comme un voleur dans la maison et de déposer des sucettes dans le lit de nos enfants. Je te reproche de jouer au Père Noël pour je ne sais quelle raison et de ne pas t’en tenir à nos accords. Je te reproche de foutre en l’air l’organisation qu’on a décidée, ensemble. Je….