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— Vous avez mis tout le quartier en danger, bordel.

— C’est ton quartier le danger.

— C’est ma faute, p’t’être ?

Passan capta dans son regard une lueur d’épuisement. D’un coup, sa colère, son mépris retombèrent. Ce flic était simplement à cran, usé par des années de guérilla urbaine inutile. Il contempla à nouveau le décor éclairé par intermittences. Les familles aux fenêtres, les cailles groupés autour du périmètre de sécurité, les mômes qui piaffaient en pyjama sur les seuils de la cité circulaire — et les forces de l’ordre, casques antiémeutes et flash-balls, prêtes à tirer dans le tas.

Quelques flics « ethniques » — noirs, maghrébins, exhibant des sigles « Police » — tentaient de calmer le jeu. Passan songea aux pisteurs de l’Ouest américain, des Indiens qui ouvraient la voie aux Blancs dans un monde occulte, hostile. Ces flics aussi étaient des éclaireurs.

Tournant les talons, il se dirigea vers sa voiture et revit en accéléré les événements qui l’avaient mené jusqu’à la porte des Enfers. La disparition l’avant-veille de Leïla Moujawad, vingt-huit ans, enceinte de huit mois et demi. L’information, livrée quelques heures auparavant par la Brigade financière, selon laquelle la holding dirigée par le principal suspect, Patrick Guillard, abritait une société offshore, elle-même propriétaire d’un atelier à Stains, au 134, rue Sadi-Carnot. Un hangar dont personne n’avait jamais entendu parler, situé à moins de trois kilomètres des lieux de dépose des trois premiers corps.

Il avait appelé Fifi. Ils avaient foncé. Ils étaient arrivés trop tard. Les vies de Leïla et de son enfant s’étaient jouées à quelques minutes… Passan en avait trop vu dans sa carrière pour se révolter face à cette énième injustice.

Soudain, un hurlement déchira le brouhaha général. Un jeune homme bouscula les CRS et courut vers le fourgon des pompes funèbres. Passan le reconnut aussitôt. Mohamed Moujawad. Trente et un ans. Le mari de Leïla. Il l’avait auditionné la veille, dans les locaux du SRPJ de Saint-Denis.

Il avait sa dose pour cette nuit. Le procureur n’allait pas tarder. Un nouveau magistrat serait saisi — il se démerderait avec Ivo Calvini, le juge chargé de la série de meurtres. Dans tous les cas, lui n’obtiendrait pas l’enquête. Pas tout de suite quoi qu’il en soit. Il devrait d’abord payer ses fautes. Perquisition illégale. Flagrant délit manqué. Violation de l’injonction lui interdisant d’approcher Guillard à moins de deux cents mètres. Violences sur un suspect bénéficiant de la présomption d’innocence. Les avocats du salopard allaient lui dévorer le cœur.

— On se casse ?

Fifi fumait une cigarette, assis dans la Subaru. Ses jambes poilues, dont l’une avait été soignée et bandée par les urgentistes, dépassaient de la portière ouverte.

— Donne-moi une seconde.

Passan retourna dans l’antre du crime. Il n’aurait pas de sitôt l’occasion de glaner des éléments sur l’affaire. Plusieurs techniciens de l’Identité judiciaire s’y activaient. Les flashs d’un photographe éclaboussaient les murs. Les poudres, les pinceaux, les sachets à scellés circulaient de main en main. Spectacle mille fois vu, rabâché jusqu’à l’écœurement.

Il repéra Isabelle Zacchary, la coordinatrice des opérations, qu’il avait personnellement appelée. Enfouie dans sa combinaison blanche, elle se tenait debout près des traces noires laissées par les viscères de la victime.

— Qu’est-ce que t’as pour l’instant ?

— T’es saisi ?

— Tu sais bien que non.

— Je sais pas si…

— Je te demande juste un premier bilan.

Zacchary tira sur sa capuche : elle paraissait étouffer. Avec son masque à filtres latéraux autour du cou, on aurait dit une créature mutante. Chaque fois qu’elle bougeait, elle provoquait un bruit de papier froissé. Elle avait conservé ses lunettes, qui lui donnaient d’ordinaire un air distancié et sexy. Pas ce soir.

— Je peux rien te dire pour le moment. On envoie tout au labo.

Passan balaya l’espace d’un regard. La citerne ensanglantée, les liens suspendus, les instruments chirurgicaux sur le comptoir, brunis de sang. Les miasmes de chair grillée planaient encore.

Un doute le frappa tout à coup :

— On a ses empreintes ?

— Partout. Mais c’est son garage, non ?

Il fallait les trouver sur la victime elle-même. Sur les lames qui avaient servi à la mutiler. Sur le bidon d’essence utilisé pour brûler l’enfant. Ou encore des fragments de sa peau sous les ongles de la victime. N’importe quoi d’organique qui puisse relier le garagiste à ses proies.

— Envoie-moi les constates par mail.

— Écoute, c’est vraiment pas réglo, je…

— C’est mon enquête, tu piges ?

Zacchary hocha la tête. Passan savait qu’elle le ferait — huit ans de collaboration, une ou deux nuits à flirter ensemble, une ambiguïté sexuelle qui n’avait jamais cessé entre eux, il fallait bien que ça serve à quelque chose.

En ressortant il n’éprouva aucun soulagement : il faisait aussi mauvais dehors que dedans. L’averse avait repris. La bousculade débordait le cordon de CRS. Tout ça allait mal finir. Seul coup de chance : pas de médias à l’horizon. Par miracle, aucun journaliste, aucun photographe ni cameraman n’était encore sur les lieux.

Contournant sa bagnole pour prendre le volant, il aperçut une nouvelle civière qu’on poussait vers une ambulance. Patrick Guillard, enfoui sous une couverture de survie argentée. Il portait une minerve et respirait dans un masque à oxygène. La coque de PVC transparent déformait ses traits et lui rendait son vrai visage — un monstre pelé et blanc, aux traits hideux.

Les infirmiers ouvrirent les portes du véhicule et engagèrent avec précaution le brancard. Les gyrophares bleus ricochaient sur les plis de la couverture moirée, donnant l’impression que le bourreau émergeait d’un cocon de paillettes turquoise.

Leurs regards se croisèrent.

Ce qu’il vit dans les pupilles du tueur, au-dessus de l’encolure du masque, lui fit comprendre qu’il n’avait pas gagné la guerre.

Peut-être même pas cette bataille.

3

Une heure plus tard, Olivier Passan fermait les yeux sous les rais de la douche de ses nouveaux bureaux. Cette eau lui semblait chargée d’un pouvoir. Elle éliminait non seulement la crasse, la sueur, mais aussi les odeurs de corps brûlés, les images de chairs torturées, les pulsions de mort et de destruction qui le hantaient encore. Il baissa la tête sous le crépitement. La température était fraîche, presque froide. Le jet lui lacérait la peau, faisait rougir son épiderme, lui frappait le crâne.

Enfin, il se sécha. Il se sentait régénéré. L’impression était accentuée par les locaux de la Direction centrale de la Police judiciaire, rue des Trois-Fontanot, à Nanterre. Un lieu high-tech, spacieux et neutre, qui n’avait rien à voir avec le labyrinthe obscur du Quai des Orfèvres. On avait installé ici plusieurs brigades en attendant que le chantier du nouveau 36 commence. Mais la rumeur disait qu’ils allaient bientôt tous rentrer au bercail, faute de fonds pour les travaux.

Torse nu, il s’observa dans les miroirs au-dessus des lavabos. Visage émacié, mâchoire carrée, coupe en brosse : plus soldat-commando que flic. Sous la calotte des cheveux ras, ses traits étaient plutôt fins et réguliers. Il baissa les yeux sur sa poitrine. Muscles saillants, lignes dures. Ce tableau valait bien les heures passées en salle. Passan ne travaillait pas son corps dans un souci de forme physique. Encore moins pour l’esthétique. Il le faisait à titre de pièce à conviction — pour démontrer sa pure volonté.