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Il regagna les vestiaires, enfila ses fringues sales et emprunta l’ascenseur. Deuxième étage. Structure d’acier. Murs de verre. Moquette grise. Il aimait cette monotonie, cette froideur.

Fifi, douché, peigné, s’agitait face à la machine à café.

— Ça marche pas ?

Le punk décocha un violent coup de pied dans le distributeur :

— Ça marche.

Il attrapa le gobelet fumant et le tendit à son supérieur. Il s’en commanda un autre, frappant de nouveau l’appareil. Sa peau trouée paraissait plus violemment meurtrie encore sous sa tignasse mouillée.

Ils burent en silence. En un regard, ils se comprirent. Parler d’autre chose. Évacuer à tout prix la pression. Mais le silence s’éternisait. Hormis leur boulot de flic, ils n’avaient qu’un sujet en commun : le marasme de leur vie privée.

C’est Fifi qui se décida :

— T’en es où avec Naoko ?

— On divorce. C’est officiel.

— Et pour la baraque, vous faites comment ? Vous vendez ?

— Pas question. C’est pas le moment. On la garde.

L’adjoint paraissait sceptique. Il savait que la conjoncture immobilière n’avait rien à voir avec la résolution de Passan.

— Qui va y rester ? hasarda-t-il.

— Tous les deux. On va alterner.

— Comment ça ?

Passan écrasa son gobelet et l’expédia dans la poubelle :

— On y vivra à tour de rôle. Chacun une semaine.

— Et les mômes ?

— Ils ne bougent pas. Ils ne changent pas d’école. On a bien réfléchi : pour eux, c’est le moins traumatisant.

Fifi conserva le silence, manifestant une nouvelle fois ses doutes.

— Tout le monde fait ça maintenant, ajouta Passan, comme pour mieux se convaincre. C’est une organisation très courante.

Le lieutenant se débarrassa à son tour de son gobelet :

— C’est une idée à la con, ouais. Bientôt, ce sont eux qui vous recevront dans leur maison. Vous allez devenir des touristes sous votre propre toit.

Passan se crispa. Des semaines qu’il soupesait cette décision, qu’il tentait de se persuader que c’était la seule et unique solution. Des semaines qu’il écartait toutes les objections possibles.

— C’est ça ou je continue à vivre dans ma cave.

Depuis six mois, il habitait le sous-sol de la villa. Un espace éclairé par des soupiraux en rez-de-jardin, où il se planquait comme dans la crainte d’un bombardement.

— Et pis quoi ? reprit l’autre. Tu vas amener tes gonzesses chez toi ? Naoko retrouvera leurs culottes dans les draps ? Elle dormira dans le même lit ?

— On commence ce soir, fit Passan pour couper court. Naoko reste cette semaine. Je vais m’installer dans le studio que j’ai loué à Puteaux.

Le punk secoua la tête avec consternation. Passan lui asséna son revers :

— Et toi ? Aurélie ?

Fifi ricana, en se commandant un nouveau jus :

— Avant-hier, elle s’est endormie pendant qu’on baisait.

Il attrapa le gobelet et demanda, en soufflant sur son café :

— C’est bon signe, tu crois ?

Ils éclatèrent de rire. Tout valait mieux que se remémorer le sillage d’horreur de l’Accoucheur.

4

À travers le rythme des essuie-glaces, Passan écoutait distraitement les nouvelles à la radio. Il roulait vers Suresnes — ses dernières heures au foyer avant sa migration vers Puteaux. Il ne savait pas encore s’il allait dormir, continuer à faire ses cartons ou rédiger son rapport. Côté news, le lundi 20 juin 2011 n’était pas à marquer d’une pierre blanche. Le seul fait qui retint son attention était l’histoire d’un mec divorcé qui entamait une grève de la faim pour contester la prestation compensatoire qu’il devait verser à son épouse. L’idée le fit sourire.

Avec Naoko, il n’aurait pas ce genre de problèmes. Un seul avocat, la garde alternée, pas de prime de départ — elle gagnait beaucoup mieux sa vie que lui — et ils n’avaient qu’un seul bien à partager : leur maison.

Il filait sur le quai de Dion-Bouton en direction du pont de Suresnes. Il frissonnait mais se refusait à mettre le chauffage. On était en juin, merde. Cette météo lui foutait les nerfs à vif. Un sale petit temps crispé, frileux, mesquin, qui n’avait rien à voir avec la générosité de l’été, et réveillait ses douleurs dans le dos.

De Nanterre-Préfecture, il aurait pu rejoindre le Mont-Valérien par l’intérieur de la ville mais il avait besoin d’amplitude — ciel et fleuve sous le soleil levant. En réalité, il ne distinguait pas grand-chose. La Seine, à gauche, était en contrebas et des arbres à droite occultaient la ville. Au-dessus de lui, le ciel gris était gorgé comme une éponge. On aurait pu être n’importe où sur la Terre.

Il se revoyait, le pied sur le torse de Guillard, prêt à lui broyer la tête sous les roues d’un semi-remorque. Un jour, on fermerait la porte de la cellule et il ne serait pas du bon côté. Son divorce était une des dernières choses qui le rattachaient à une existence normale — et c’était une rupture.

Il braqua sur la droite, empruntant le boulevard Henri-Sellier. Tourna avenue Charles-de-Gaulle, puis prit la direction du Mont-Valérien. Au fil de la montée, des signes familiers apparurent. Les pavillons perchés à flanc de coteau. Les murs couverts de lierre. Les cafés qui ouvraient l’un après l’autre…

Il s’arrêta dans une boulangerie déjà éclairée. Croissants. Baguette. Chupa Chups. De nouveau, un sentiment d’irréalité l’envahit. Quel lien entre ces gestes anodins et le cauchemar de Stains ? Pouvait-il prétendre réintégrer le monde ordinaire, comme ça, en claquant des doigts ?

Il reprit sa voiture et grimpa encore. Le sommet du Mont-Valérien, avec ses vastes pelouses, évoquait un parcours de golf. On y retrouvait l’atmosphère d’un plateau d’altitude. Symétrie des lignes, absence de relief… L’usine de traitement des eaux, ses canalisations précises et nettes. Le stade Jean-Moulin et ses terrains au cordeau. Le cimetière américain et ses enfilades de croix blanches.

Le jour peinait à se lever mais la vue sur Paris était impressionnante. C’était la distance, surtout, qui le réconfortait. À ses yeux, ces milliers de réverbères qui s’éteignaient, ce foisonnement de tours et d’immeubles qui baignaient dans une brume de pluie étaient le théâtre tragique d’une guerre primitive. La vallée de toutes les violences. Sur ces hauteurs, il se sentait en sécurité. Il avait rejoint son sanctuaire. Son ermitage.

Arrivé rue Cluseret, il ralentit face au portail. Télécommande. Il s’engagea dans l’allée, roulant le plus lentement possible, pour profiter du spectacle. La première image était celle d’un bloc blanc sur fond vert. À l’échelle du quartier, son jardin était immense — près de deux mille mètres carrés de pelouse. Ces glacis de gazon lui coûtaient un max mais le résultat en valait la peine.

Volontairement, il n’avait rien planté ici, ou presque. Seulement organisé un petit jardin zen sur la gauche, à l’ombre de quelques pins. Il se glissa à droite et coupa le contact. La villa ne possédait pas de parking et il n’avait pas voulu briser la cohérence de l’architecture. Bâti dans les années 20, l’édifice était un parallélépipède rectangulaire tout droit issu du Mouvement moderne, coiffé d’un toit-terrasse. Charpente en acier. Piliers en béton armé, soutenant une galerie ouverte. Fenêtres alignées en série. Du sobre. Du solide. Du fonctionnel. Un sourire de fierté lui échappa.