Croissants à la main, il déverrouilla la porte et pénétra dans le vestibule. Il repéra les cabans de Shinji et Hiroki accrochés aux portemanteaux et glissa dans leur poche une Chupa Chups. Petite surprise de papa. Puis il retira ses chaussures avant d’entrer dans le salon.
Cette maison avait d’abord été une bonne affaire. Suite au décès de Jean-Paul Queyrau, dernier représentant d’une famille de marchands d’art, la villa avait été mise aux enchères en mars 2005. Passan avait été le premier sur le coup pour une raison simple : c’était lui qui, en tant qu’OPJ de la Crime, avait constaté le décès de Queyrau, fin de race criblé de dettes, suicidé d’une balle dans la gorge.
Alors que le cadavre reposait à ses pieds, le flic était tombé amoureux des lieux. Il avait visité chaque pièce, ne s’attardant pas sur leur état de délabrement — l’héritier était devenu un clochard squattant sa propre baraque. Il avait imaginé ce qu’il pourrait en faire, lui.
Naoko avait rendu possible l’acquisition. Depuis un an, elle occupait un poste important dans une boîte d’audit financier. De plus, ses années de mannequinat lui avaient permis d’économiser un petit capital et ses parents, propriétaires fonciers à Tokyo, lui avaient fait une donation. Bien que son apport ait été largement supérieur à celui de Passan, elle avait signé une copropriété à cinquante-cinquante. En échange, il devait assurer personnellement le maximum de travaux.
Il s’était mis au boulot. Avec l’impression de travailler à la solidité de son propre foyer. De renforcer, physiquement, ses bases. Il protégeait leur histoire d’amour des attaques extérieures, de l’usure, de l’érosion… La méthode n’avait pas fonctionné. La villa avait résisté à tous les assauts mais n’avait pas su les protéger, eux.
Il s’orienta vers la cuisine. Une secousse manqua de le faire tomber. Diego venait à sa rencontre. Un montagne des Pyrénées, gris et énorme, qui aurait été plus à son aise à flanc de pâturage, auprès d’un troupeau de moutons. Il se livra aux habituelles effusions. Quand Naoko avait voulu acheter ce chien, Passan avait d’abord refusé. Le toutou indispensable à la famille bourgeoise standard… Aujourd’hui, Diego était devenu le seul sujet à faire l’unanimité.
— La ferme, Diego, chuchota-t-il, tu vas réveiller tout le monde…
Il attrapa une corbeille à pain pour ses croissants, posa la baguette en évidence sur la table. Dans la foulée, il sortit les sets à carreaux, les bols des enfants, portant leur prénom calligraphié en japonais, la tasse laquée dans laquelle Naoko buvait son thé au lait. Confiture, céréales, jus d’orange. Ces gestes solitaires ne l’attristaient pas : il y avait longtemps qu’il ne partageait plus ses petits déjeuners avec son épouse et ses gosses.
Il allait quitter la cuisine quand, malgré lui, il s’arrêta devant les photos fixées au mur. Allumant pour mieux les voir, il tomba sur un tirage qui les représentait, Naoko et lui, huit ans auparavant, sur la terrasse du temple Kiyomizu-dera, au-dessus de Kyoto. Il arborait son sourire emprunté, aussi raide qu’un cric, alors que Naoko offrait son meilleur trois quarts — réflexe professionnel du mannequin. Malgré la pose, le cliché respirait encore le bonheur. Et surtout une estime réciproque, la fierté d’être ensemble…
Il passa à une autre photo. 2009. Portrait de groupe à Shibuya, quartier branché de Tokyo. Il tenait dans ses bras Hiroki, quatre ans, coiffé d’un bonnet de Totoro, personnage célèbre de Miyazaki. Naoko portait Shinji, six ans, qui faisait des deux mains le V de la victoire. Tout le monde riait mais on discernait le malaise, la crispation des adultes. Lassitude et frustration : les métastases du temps en marche…
Juste à gauche, 2002, une plage d’Okinawa. Leur voyage de noces. Passan avait oublié les détails du périple. Il revoyait seulement Naoko face au comptoir d’enregistrement de Roissy, sortant avec excitation sa carte Flying Blue pour enregistrer ses miles. Naoko était une adepte des cartes de réduction, une accro des ventes privées. Il se souvenait qu’à cet instant, dans l’aéroport, il s’était juré de protéger toujours cette gamine, qui croyait pouvoir « assurer ».
Avait-il tenu sa promesse ?
Il éteignit la lumière, traversa le salon et s’engagea dans son escalier de béton.
Il était temps de rentrer dans ses appartements. Le palais souterrain du Rat souverain.
5
UN couloir de briques peintes. À gauche, une remise et une buanderie abritant le lave-linge et son séchoir. À droite, un réduit dans lequel il avait ouvert une arrivée d’eau pour se ménager une salle de bains. Au fond, une pièce qu’il avait équipée en chambre-bureau.
Il se déshabilla dans la salle des machines et fourra les fringues dans le tambour avant de lancer le lavage. Depuis des mois, il vivait ainsi, en complète autonomie, bouffant ses bento derrière son bureau, dormant seul. Nu, il considéra ses frusques tachées de sang qui tournaient dans l’eau mousseuse. Une broyeuse de cauchemars.
Il attrapa dans un panier un tee-shirt et un caleçon qui embaumaient l’adoucissant. Il les enfila puis passa dans sa chambre. Un rectangle de vingt mètres carrés aux murs de béton brut, surmonté de soupiraux. D’un côté, un lit de camp. De l’autre, sous les ouvertures, une planche posée sur deux tréteaux. Au fond, un établi sur lequel il démontait et bricolait ses armes. D’une certaine façon, ce bunker lui correspondait mieux que les grands espaces du haut. Ici, il était en planque.
Sur les murs, Passan avait fixé les portraits de ses idoles. Yukio Mishima, suicidé par seppuku en 1970, à quarante-cinq ans. Rentaro Taki, le « Mozart japonais », mort de la tuberculose en 1903, à vingt-quatre ans. Akira Kurosawa, réalisateur de Rashomon et de beaucoup d’autres chefs-d’œuvre, qui avait survécu de justesse à sa tentative de suicide en 1971, après l’échec de son premier film en couleur, Dodes’kaden. Pas vraiment une troupe de comiques…
Il mit en marche son Ipod, branché sur un haut-parleur, et régla le volume en sourdine. L’églogue pour koto et orchestre d’Akira Ifukube. Une œuvre bouleversante qu’il était sans doute le seul à écouter en France. Passan était passionné par la musique symphonique japonaise du XXe siècle, complètement inconnue en Occident, et à peine plus diffusée au Japon.
L’heure du thé. Il avait acheté jadis à Tokyo une machine qui conservait en permanence de l’eau à quatre-vingt-dix degrés. Il remplit sa théière puis répandit cinq grammes de hoji-cha — du thé vert grillé. En attendant l’infusion (trente secondes exactement), il alluma un bâton d’encens dont il attisa l’extrémité incandescente en agitant la main — jamais il n’aurait soufflé dessus, la bouche étant impure dans la religion bouddhiste.
Tasse en main, il s’allongea sur son lit et ferma les yeux. Le koto, une sorte de harpe horizontale, produisait un vibrato très sec, à la fois mélancolique et amer. À chaque note, Passan avait l’impression qu’on lui pinçait directement les nerfs. Sa gorge se serrait et, en même temps, une force apaisante se libérait au fond de sa poitrine. Une respiration du cœur, un soulagement de l’esprit…
Le Japon.
En le découvrant, il s’était découvert lui-même. Son premier voyage avait instantanément remis de l’ordre dans son existence. Il était né à Katmandou, en 1968. Ses parents, allumés du chilom, l’avaient conçu au pied d’un bouddha, en pleine montée de trip. Son géniteur était mort l’année suivante d’avoir trop vendu son sang pour acheter de l’opium. Sa mère avait disparu sans laisser d’adresse quelques mois plus tard. L’ambassade de France au Népal avait fait le nécessaire. On l’avait rapatrié. Il était devenu pupille de la Nation.