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Durant quinze années, il avait été un orphelin ballotté de foyers en familles d’accueil, croisant tour à tour des êtres bienveillants, des salopards, des gens de bonne et de mauvaise influence… Après une scolarité décousue, des points de chute alternant entre le 9–2 et le 9–3, il avait résolument pris le mauvais chemin. Vols de voitures, trafics de faux papiers, rackets… Il avait réussi à survivre tout en évitant les problèmes avec la flicaille.

À vingt ans, il s’était réveillé. Il avait quitté sa banlieue ouest — Nanterre, Puteaux, Gennevilliers — et, tapant dans sa cagnotte de malfrat, s’était loué une chambre de bonne dans le 5e arrondissement, rue Descartes. Il s’était inscrit en droit à la Sorbonne, à quelques centaines de mètres.

Pendant trois ans, il avait vécu enfermé dans sept mètres carrés, à potasser, bouffer des McDo, réciter ses cours à voix haute, le nez pointé vers le plafond. Il s’était aussi passionné pour l’art, la philosophie, la musique classique. Une vraie cure de détox. Tout son fric y était passé. Il avait ensuite migré dans une chambre universitaire du CROUS, sans jamais repiquer aux combines.

Après sa licence, il avait choisi l’ENSOP. C’était, à bien y réfléchir, la seule voie qui pouvait le canaliser tout en lui offrant, plus ou moins, le même univers que jadis. La nuit, l’adrénaline, la marge.

Comme lui avait dit un jour un de ses pères de substitution, un ouvrier retraité des usines Chausson à Gennevilliers : « Un flic, c’est jamais qu’un voyou qu’a raté sa vocation. »

Il avait décidé de réussir son ratage. Une raison intime s’ajoutait à son choix : devenir OPJ, c’était servir son pays. Or, il avait une dette de ce côté-là. Après tout, c’était l’État français qui l’avait sauvé, nourri, élevé.

Dix-huit mois d’école sans moufter. Les meilleurs résultats dans chaque matière. Au moment de choisir sa promotion, une idée bizarre. Plutôt qu’une fonction stratégique au ministère de l’Intérieur ou un poste prometteur dans une brigade prestigieuse, il s’était enquis des places disponibles à l’étranger — agents de liaison, formateurs, officiers de renseignements… Sans avoir jamais mis les pieds hors de France, il avait opté pour ce qu’il y avait de plus éloigné. Un poste de stagiaire auprès de l’officier de liaison de Tokyo.

Quand il avait atterri à Narita, sa vie avait basculé à jamais.

Le Japon serait désormais une terre d’élection pour ses attentes, ses désirs, ses espoirs. Chaque trait de ce nouveau monde avait réveillé en lui des aspirations confuses, parfois même ignorées jusqu’ici.

Il était entré en résonance totale avec cette culture. Il était fait pour être japonais.

Il avait aussitôt idéalisé le pays, mêlant réalité et fiction. Il savourait la politesse innée. La propreté des rues, des lieux publics, des toilettes. Le raffinement de la nourriture. La rigueur des règles, du protocole. Il y ajoutait des traditions disparues. Le code d’honneur des samouraïs. La fascination pour la mort volontaire. La beauté des femmes de la peinture ukiyo-e.

Il occultait le reste. Le matérialisme enragé. L’obsession technologique. L’abrutissement d’une population qui travaille dix heures par jour. Un sens de la communauté qui confine à l’aliénation. Il tournait aussi le dos à l’esthétique des mangas, qu’il détestait, cette obsession de gros yeux noirs alors qu’il n’aimait que les paupières en amande. Il oubliait la course aux gadgets, le pachinko, les sitcoms, les jeux vidéo…

Surtout, Passan niait la décadence de l’archipel. Depuis son premier voyage, la situation n’avait cessé d’empirer. Crise économique. Endettement chronique. Désœuvrement des jeunes générations… Il cherchait toujours Toshiro Mifune, l’acteur fétiche de Kurosawa, et son sabre dans les rues, sans voir les androgynes efféminés, les geeks absorbés dans leurs mangas, les salariés ensommeillés dans le métro… Ces générations qui n’avaient pas hérité de la force de leurs ancêtres mais au contraire d’une fatigue accumulée, écrasante. Une société qui se relâchait enfin, gangrenée par la déliquescence occidentale.

Au fil des années, et bien qu’il ait épousé une Japonaise plus-que-moderne, Passan continuait à rêver d’un Japon intemporel, dans lequel il puisait calme et équilibre. Curieusement, il n’avait jamais touché aux arts martiaux, s’en tenant aux techniques de combat de l’école de police, ni jamais compris les méthodes de méditation zen. Il avait créé ce monde de rigueur et d’esthétique pour tenir le coup face à son boulot. Une Terre promise où il finirait par s’installer quand la corde casserait pour de bon. Et lorsqu’il sortait d’une nuit comme celle de Stains, il lui restait toujours l’églogue d’Ifukube et le regard mélancolique de Rentaro Taki.

À cette idée, il rouvrit les yeux et chercha près de son lit de camp son recueil d’haïkus. Il feuilleta l’ouvrage et trouva les mots dont il avait besoin.

Au clair de lune Je laisse ma barque Pour entrer dans le ciel…

Il tourna encore les pages en quête d’un autre poème mais n’acheva pas son geste. Il s’était endormi comme on meurt d’une balle en plein front, ses rêves formant au-dessus de lui une lourde sépulture de pierre.

6

Hirsute, chiffonnée, mal réveillée, Naoko observait son mari.

Elle se tenait immobile sur le seuil du repaire de l’ogre. Ce qu’elle voyait était une épave. Non pas d’homme, encore moins de flic — Passan était le meilleur flic du monde —, mais une épave de mari. Sur ce terrain, il avait complètement échoué et elle ne pouvait lui en vouloir : elle avait atteint le même point de non-retour.

Elle se demandait toujours comment ils en étaient arrivés là. La lumière qui les avait tant irradiés s’était éteinte. Et leur amour, à la manière d’un bronzage, avait progressivement disparu, sans que personne ne s’en rende compte. Mais pourquoi cette haine sourde à la place ? Cette indifférence irritée ? Elle avait son idée là-dessus : à cause du sexe. Plus précisément, du manque de sexe.

À Tokyo, les jeunes filles se répètent à voix basse un chiffre magique. Selon un sondage célèbre, les Français, tous sans exception, font trois à quatre fois l’amour par semaine. Une cadence qui enthousiasme les Japonaises, habituées aux libidos en berne de leurs mâles. La France, pays du romantisme et paradis du sexe !

Avant de migrer à Paris, Naoko ignorait un fait crucial : la vanité des Français. Maintenant qu’elle les connaissait, elle les imaginait parfaitement décrire leurs prouesses imaginaires, sourire en coin, l’œil égrillard.

Au moins deux années que Passan ne l’avait pas touchée. Il n’était plus question du moindre contact entre eux. De la lassitude, ils étaient passés à l’agacement, puis à la haine, et enfin à une sorte de distance asexuée, comme celle qui unit les membres d’une même famille — ce qu’ils étaient après tout.

Leurs amis les avaient regardés sombrer avec incrédulité. Olive et Naoko : le modèle, l’histoire parfaite, la fusion sans frontière ! L’exemple qui rendait jaloux les autres mais qui redonnait aussi de l’espoir. Puis les premiers signes étaient apparus, inexorables. Les éclats de voix, les réflexions acerbes dans les dîners, les absences… Et les confidences, du bout des lèvres : « Ça ne va plus entre nous. On pense à divorcer… »