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Autour d’eux, on avait naïvement attribué leur naufrage à leurs différences culturelles. C’était le contraire qui s’était produit : ces différences n’avaient pas suffi, justement, à les sauver de l’ennui.

Naoko avait suivi l’évolution du désastre à la manière d’une scientifique, notant chaque étape, chaque détail. Quand ils s’étaient connus, Passan était tourné vers elle comme un tournesol vers le soleil. À cette époque, elle était son sang, sa lumière. Elle n’avait jamais été aussi hautaine, parce qu’elle était satisfaite, épanouie, et tellement fière… Puis il s’était nourri ailleurs. Ou simplement en lui-même. Il était revenu, comme il disait, à ses fondamentaux : son travail de flic, ses valeurs patriotiques, et plus tard ses enfants. Mais aussi, elle le savait, à la nuit, à la violence, au vice… Pas de place pour elle dans ce monde en noir et blanc, composé uniquement de vainqueurs et de vaincus, d’alliés et d’ennemis.

Elle croyait avoir touché le fond. Elle se trompait. Le curseur était descendu plus bas encore. Pour son mari, elle était devenue un obstacle, une entrave à sa liberté. Mais qu’en aurait-il fait au juste ? N’était-il pas déjà libre ? Si elle lui avait posé la question, il n’aurait pas su répondre. Il ne s’interrogeait pas. Il refusait d’admettre leur naufrage, se concentrant sur les travaux de la maison, son boulot, le culte obsessionnel qu’il vouait à ses enfants. Il s’y consacrait les dents serrées, sourd aux hurlements de son corps. Face à elle, il se contentait d’être irritable, hostile.

Elle s’était durcie à son tour, tant l’amour se nourrit du sentiment de l’autre. Sans entraînement, le cœur se dessèche. On perd toute faculté à partager. On finit par se protéger en se refermant sur ce qu’on a de plus triste : sa solitude…

Sans faire de bruit, elle se glissa dans la chambre de Passan — elle l’avait toujours appelé à la japonaise : par son nom de famille. Elle tira les rideaux, coupa la musique, rangea le livre. Sans un regard pour son mari, ces attentions n’étant rien d’autre que des réflexes domestiques.

Elle remonta. Dans la cuisine, elle découvrit les croissants dans la corbeille à pain, la table mise et ne put s’empêcher de sourire. Le chasseur de tueurs, meurtrier lui-même, était aussi un ange gardien…

Elle se prépara un café et contempla distraitement les photos aux murs. Combien de fois les avait-elle observées ? Aujourd’hui, elle ne les voyait plus. En filigrane, elle discernait autre chose.

Son destin solitaire. Sa quête intime.

Car Naoko avait toujours été seule.

7

Née sous le signe du lapin, Naoko Akutagawa avait d’abord traversé l’enfer ordinaire des enfants japonais. Une éducation à la dure, fondée sur les coups de ceinture, les douches glacées, les privations de sommeil et de nourriture… La terreur.

Son père, né en 1944, avait lui-même subi ce traitement. En Europe, on aurait glosé sur l’héritage de la violence, le fait qu’un enfant battu devient souvent lui-même un parent violent. Au Japon, on se disait simplement que les taloches, ça marche. Son père, éminent professeur d’histoire à Tokyo, en était la preuve vivante.

Au cauchemar de la maison s’ajoutait celui du système scolaire. Il fallait à la fois être la meilleure au lycée et préparer le concours pour la faculté, deux filières sans aucun lien. Cela signifiait que tout en étudiant avec acharnement la journée, Naoko devait aussi se taper les cours du soir, du week-end et des vacances. Chaque trimestre, elle recevait le classement national. Au fil de l’année, elle savait donc qu’elle était encore la 3 220e de la liste — et que tout était déjà perdu pour telle ou telle université. Pas vraiment motivant.

Mais Naoko cravachait. Encore et encore. Sans le moindre jour de vacances. Ni la moindre heure de temps libre.

Parce qu’il fallait caser en plus les cours d’arts martiaux, de calligraphie, les heures de danse classique, les corvées domestiques à l’école… Tout en se récitant mentalement les milliers de kanji, ces caractères d’origine chinoise qui possèdent chacun plusieurs significations et plusieurs prononciations. Et en se perfectionnant toujours, moralement, physiquement, grâce à une autodiscipline de fer.

Parallèlement, et c’est un des innombrables paradoxes du Japon, Naoko était choyée par sa mère. Elle avait dormi avec elle jusqu’à l’âge de huit ans. À quinze ans, elle refusait encore de passer une nuit hors du toit familial. À dix-huit, elle n’aurait jamais pris la moindre décision sans en parler à mama-san.

Finalement, après des études secondaires dans une école privée protestante, à Yokohama, Naoko avait intégré une faculté de bon niveau, dans la même ville. Durant ces années, elle avait si souvent effectué le trajet Tokyo-Yokohama qu’elle se disait que cet itinéraire était à jamais inscrit dans son sang. Une empreinte génétique dont ses enfants hériteraient, avec le nom de chaque station en guise de chromosomes.

Pas assez brillante pour viser médecine mais suffisamment têtue pour refuser de faire du droit, comme le voulait son père, elle avait opté pour une formation hybride : expertise comptable, langues, histoire de l’art.

1995, nouveau virage. Un photographe l’aborde dans le métro et lui propose de faire des tests. Naoko en reste bouche bée. Elle a vingt ans. Personne n’a jamais évoqué sa beauté. Au Japon, aucun parent n’aurait l’idée de féliciter son enfant à ce sujet. Mais Naoko est belle. Vraiment belle. À partir de ce premier essai, elle en a la confirmation chaque jour. Elle réussit ses premiers castings et gagne des sommes qui lui paraissent exorbitantes. Elle n’en parle pas à ses parents et poursuit ses études, économisant en secret pour s’éloigner du père. Fuir, à jamais.

D’ailleurs, elle a déjà compris qu’elle doit s’exporter si elle veut faire carrière. Son physique ne correspond pas aux critères du marché asiatique. Au Japon, on aime les Eurasiennes, qui n’ont pas les yeux bridés. Des filles du pays, mais avec un petit quelque chose en plus, une touche d’exotisme qui émoustille…

À vingt-trois ans, diplômes en poche, elle s’envole vers les États-Unis puis l’Europe : Allemagne, Italie, France… Elle possède le physique parfait de la Japonaise fantasmée en Occident. Cheveux lisses et noirs, pommettes hautes, nez bref, légèrement busqué…

Quant à ses yeux, un photographe de Milan lui dit un jour : « Tes paupières ont la douceur du pinceau, la cruauté du cutter. »

Elle ne comprend pas ce que ça veut dire mais elle s’en fout : les boulots s’enchaînent, l’argent coule à flots. Elle se fixe finalement à Paris, pour des raisons purement commerciales. Elle réalise un rêve, mais pas le sien : celui de sa mère. Oka-san est une pure francophile. Elle regarde les films de la Nouvelle Vague, écoute Adamo, lit Flaubert et Balzac. Naoko a fait ses devoirs au son de « Tombe la neige », a dû se farcir vingt fois Le Mépris de Jean-Luc Godard et connaît sur le bout des lèvres « Le pont Mirabeau ».

Le contraste entre le Paris idéalisé de sa mère et la ville hostile qu’elle découvre est stupéfiant. Elle ne reconnaît rien. Se perd dans des rues sales. Se fait arnaquer par les chauffeurs de taxi. Surtout, elle est choquée par l’arrogance des Français. Ils se moquent ouvertement de son accent, ne cherchent jamais à l’aider, lui coupent la parole, s’exprimant haut et fort, surtout quand ils sont contre. Or, les Français sont toujours contre.