— Il y a forcément une clé. Tu dois chercher. Pour l’instant, je ne vois que cet angle.
— Tu délires. On parle de quelqu’un qui a tué notre chien, qui a assassiné Sandrine. Quelqu’un d’assez fou pour utiliser un sabre traditionnel en plein Paris. Je suis désolée, je n’ai pas ça dans mes souvenirs.
Il acquiesça malgré lui : cette hypothèse ne tenait pas debout. Une nouvelle fois, il joua la douceur et s’assit au bord du lit. Il se risqua à prendre sa main. Naoko la lui abandonna sans résistance. Mauvais signe…
— Je rentre à Tokyo, fit-elle d’un ton sans appel.
— Bonne idée. Tu vas te reposer, tu…
— Non. Je retourne y vivre. Terminé les conneries.
Passan comprit qu’inconsciemment, il avait toujours redouté cette nouvelle.
— Et… les enfants ? balbutia-t-il.
— On en discutera. A priori, ils viennent avec moi.
Il eut envie de répondre en flic obtus : « Pour l’instant, tu ne dois pas sortir du territoire. Tu es notre principal témoin dans une affaire de meurtre. » Ou encore en mari borné : « Ce sont nos avocats qui vont régler ça. » Mais il souffla d’un ton réconfortant :
— Repose-toi. On en reparle demain.
— Où vous allez dormir ?
Il fut pris au dépourvu. Il n’y avait pas encore pensé.
— À l’hôtel, répondit-il machinalement. T’en fais pas.
Il devait se concentrer pour lui répondre posément et conserver une certaine logique dans ses idées. Une pression obscure écrasait son cerveau. Tokyo. Les enfants. La peur originelle…
D’abord résoudre cette affaire. Ensuite l’empêcher de partir.
Un cauchemar après l’autre…
— Je te laisse, conclut-il dans un murmure. T’es crevée.
Il se leva et lui reprit la main pour l’embrasser. Quand il se pencha, il eut l’impression que le couperet de la guillotine s’abattait sur sa nuque.
68
— Commandant Passan ?
Une jeune femme, en chasuble et pantalon vert pâle, s’avançait vers lui. Elle avait à peine meilleure mine que sa blouse. Visage en pointe, surplombé par deux yeux proéminents. Ses mèches blondes tire-bouchonnaient sur son front comme des racines arrachées de terre.
— Brigitte Devèze. Je suis l’urgentiste qui a soigné votre femme.
Passan lui serra la main et mentit :
— Je vous cherchais, justement.
— Ne vous en faites pas, prévint-elle aussitôt. Sa blessure est sans gravité.
— Et sa chute ?
— La tôle de la voiture l’a amortie. Elle a eu beaucoup de chance.
Il la remercia d’un sourire et regarda sa montre : 18 h 30. La séance de cinéma devait être terminée. Appeler Fifi. Dénicher un hôtel. Retrouver un semblant de vie normale.
— Qu’est-ce qui s’est passé au juste ? s’enquit l’interne, tout en observant d’un air préoccupé son visage brûlé. Sa blessure paraît avoir été faite par une lame, ou quelque chose de ce genre. J’ai posé la question à votre épouse mais ce n’était pas très clair.
Il faillit encore une fois répondre en flic — « Les questions, c’est moi » — mais il sourit à nouveau, prenant un chemin de traverse.
— L’enquête est en cours : je n’en sais pas plus que vous. (Nouveau coup d’œil à sa montre.) Je suis désolé, mes enfants m’attendent.
Sans la laisser reprendre, il poussa une porte battante et gagna l’escalier. Une fois dehors, il composa le numéro de Fifi.
— Tout va bien ?
— Nickel.
— Qu’est-ce que vous avez vu ?
— Kung Fu Panda 2.
— C’était bien ? demanda-t-il d’une voix distraite.
— Bruyant.
Le punk, amateur de néo-métal, de hardcore et d’indus, en avait pourtant entendu d’autres.
— Naoko, comment ça va ?
— Pas mal, vu les circonstances. Du nouveau chez Sandrine ?
— Pas encore. Zacchary est en plein boulot.
— Le proc est passé ?
— Je crois, oui.
— Qui est saisi de l’affaire ? La Crime ?
— Pour l’instant, ça flotte. Le SRPJ de Saint-Denis mène les premières constates.
— C’est notre affaire, putain !
— Calme-toi. T’es tricard à la Crime et tu devrais être encore à l’hôpital. Tout ce que tu peux faire, c’est porter plainte contre X au commissariat de Pantin.
Fifi disait vrai. Mais Passan pouvait tout de même appeler le proc, contacter Lefebvre, secouer le cocotier. Et se démerder pour récupérer l’enquête.
— Calvini veut te voir, reprit l’autre.
— Pourquoi ?
— Aucune idée. Demain matin, première heure.
— Un dimanche ?
— Il sera chez lui. J’ai l’adresse. Je te l’envoie par SMS.
Olivier parvenait à sa voiture. Cette invitation ne lui disait rien de bon.
— Du nouveau sur Guillard ?
— Aucune idée.
— Renseigne-toi. Et sur Levy ?
— Que dalle. Le mec s’est volatilisé.
Il était temps de prononcer un kaddish pour le vieux flic errant.
— Vous faites quoi, là ?
— On mange une glace.
— Où ?
— Montparnasse.
Il se souvint d’avoir protégé, du temps de la BRI, un témoin venu d’Albanie : le temps du procès, l’homme logeait au Méridien, avenue du Commandant-Mouchotte, juste derrière la gare Montparnasse. Aujourd’hui, l’hôtel appartenait à la chaîne Pullman mais l’architecture ne devait pas avoir changé. Il connaissait les accès, les issues, la topographie des étages : il pouvait assurer un périmètre de sécurité avec quelques flics seulement. Il donna l’adresse à Fifi : rendez-vous là-bas dans une demi-heure.
Une fois dans sa Subaru, il affronta le nouveau sujet d’angoisse. Non pas la menace du tueur mais le projet de Naoko : un aller simple pour Tokyo. Elle lui avait toujours juré que sa vie était à Paris et que, même en cas de rupture, elle resterait. Bullshit. Ses enfants possédaient des passeports japonais. En clair : libre à elle de s’envoler du jour au lendemain avec sa progéniture. Aucun problème.
Toujours prudent, il s’était déjà renseigné : dans ce cas, on pouvait la mettre en examen pour enlèvement, sortie illégale du territoire et quelques autres joyeusetés, mais il n’existait aucune convention d’extradition entre la France et le Japon. Passan, quoi qu’il fasse, l’aurait dans l’os.
Était-elle vraiment déterminée ? L’affaire de la villa l’avait-elle fait basculer pour de bon ? Ou ses propres accusations de la veille ? En roulant vers la porte Maillot, il ne cessait de revoir son visage fermé, plat comme du papier, cerné par ses cheveux d’encre. Il connaissait cette expression. Même au début de leur mariage, quand elle lui en voulait, il butait déjà contre ce masque bordé de noir. Et plus tard, dans la nuit, quand il tentait de se rapprocher, c’était l’hôtel du cul tourné.
Il essaya de se rassurer avec des arguments rationnels. Sa carrière, ses placements, sa maison : toute la vie de Naoko était en France. Et elle répétait toujours que ce serait un atout, pour les enfants, d’être parfaitement bilingues. Allait-elle tout balancer maintenant, repartir à zéro ?
Naoko ne mettait pas de faux espoirs dans son pays en crise. Pas de jugement plus dur que le sien sur le Japon. Pour elle, l’herbe n’était certainement pas plus verte dans les rizières de Honshu. Mais aujourd’hui, après un singe écorché dans le réfrigérateur, un vampire s’attaquant à ses enfants, un chien éviscéré et une meilleure amie coupée en deux, n’importe quelle décharge aurait paru plus verte que le Mont-Valérien.