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Avec difficulté, Naoko parvint à se redresser et à sortir ses jambes du lit. Chaque mouvement était une épreuve à part entière. Retenant son souffle, elle retira lentement l’aiguille de la perfusion. Puis se laissa glisser jusqu’à toucher le sol et se mit debout. Elle resta ainsi, immobile, plusieurs secondes, essayant de garder l’équilibre.
Tout va bien. Elle pouvait marcher. Passan lui avait apporté des vêtements propres. Elle fouilla dans l’armoire et trouva ce qui lui convenait. Elle enfila une culotte, une robe légère, chaussa des sandales ouvertes. L’anesthésie locale était encore efficace : elle ne ressentait aucune douleur. Elle attrapa aussi un imperméable bleu pâle. Passan avait même pensé à son sac à main. Parfait.
Elle risqua un œil dans le couloir. Pas un chat. Elle sortit et referma la porte sans bruit. Sac à l’épaule, elle longea le mur, retrouvant peu à peu une certaine sûreté dans la démarche. En ce samedi, elle ressemblait à n’importe quel visiteur de fin d’après-midi. Il n’y avait plus qu’à trouver ce dont elle avait besoin…
Quelques heures plus tôt, on l’avait laissée poireauter, allongée sur sa civière, dans le hall des urgences. Un problème de disponibilité de chambre. Ou une pénurie de médecins. Elle n’avait pas compris. Prenant son mal en patience, engourdie par les calmants, elle avait observé les lieux et lu les panneaux.
Le sixième sens de l’étrangère. Constamment sur ses gardes, elle avait gagné une acuité bien supérieure à n’importe quel Français face aux signalisations. Elle ne pouvait pénétrer dans un bâtiment public — poste, mairie, hôpital — sans photographier instantanément le moindre mot, la moindre indication. Elle ne signait jamais un contrat de location ou un récépissé de livraison sans en passer en revue toutes les clauses, même les plus discrètes.
Robert-Debré était spécialisé dans les pathologies pédiatriques et les maladies rares de l’enfance. Naoko se doutait qu’un endroit occupé par des enfants ou des adolescents impliquait plusieurs ateliers de loisirs. Lorsque Shinji avait été opéré de l’appendicite à Necker, elle l’avait accompagné dans une grande pièce remplie de jeux de société, de livres, d’ordinateurs. Et qui disait ordinateur disait, avec un peu de chance, Internet…
Elle prit l’ascenseur et commença par le premier étage. Nouveau couloir. Plus que jamais, une maman à la recherche de son gamin. Le seul détail qui clochait était sa démarche, qui évoquait plutôt la retraite de l’armée japonaise à Okinawa.
Un espace « Plein ciel » apparut au fond du couloir. « Interdit aux adultes. » Pas de surveillant à l’entrée. Un décor de murs graffités, ponctué de baby-foots et d’instruments de musique. Les tenues des membres du club oscillaient entre les classiques jean-tee-shirt et, pour les moins chanceux, pyjama-perfusion.
Elle repéra des gamins qui pianotaient sur leur clavier comme si leur vie en dépendait. Aucune machine n’était libre. Naoko négligea les accros aux jeux et avisa un garçon dégingandé branché sur Facebook.
Elle l’aborda poliment et lui demanda si elle pouvait utiliser son ordinateur. Le visage du gosse s’éclaira d’un beau sourire, où on devinait déjà l’homme qu’il allait devenir. Naoko se dit qu’un jour ou l’autre, Shinji et Hiroki seraient aussi des adolescents de ce genre, insouciants, irrésistibles.
Aussitôt, elle se connecta à un site spécialisé afin de pouvoir écrire en caractères japonais. Son hôte — il était immense : au moins un mètre quatre-vingt-cinq — était resté debout auprès d’elle.
— C’est du japonais ? s’étonna-t-il comme s’il s’agissait du langage des elfes du Seigneur des Anneaux.
Elle acquiesça en regrettant déjà cette conversation. Si Passan menait son enquête dans l’hôpital, il retrouverait ce teenager qui se souviendrait d’elle. Il lui suffirait alors de passer au crible tous les disques durs.
Elle se connecta sur Facebook. Elle frappa le nom oublié et découvrit un portrait à la fois souriant et boudeur : elle n’avait pas changé. Elle pianota encore et obtint une autre confirmation. Malgré tout, elle était toujours dans la liste de ses amis. Soudain, le visage inoffensif se superposa au faciès criblé de sang de la veille. Elle fut prise de violents frissons.
Les touches claquèrent. L’inbox se résumait à un mot.
Un seul.
— Ça va ? s’inquiéta l’adolescent.
— Pas de problème. Pourquoi ?
— Vous êtes toute pâle.
— Tout va bien, sourit-elle. Je peux encore garder l’ordinateur quelques minutes ?
Le môme ouvrit ses longues mains. Ses gestes flottaient devant lui comme des algues au fond de l’eau.
— Ici, on a tout notre temps.
Naoko n’osa pas lui demander de quoi il souffrait. Elle alla sur le site de la Japan Airlines et, par mesure de prudence, opta pour la version japonaise.
Un vol pour le lendemain, à 11 h 40. Elle cliqua, donna les noms des passagers, le numéro de sa carte de crédit. Pas sa Visa courante mais son American Express secrète — celle qu’elle conservait en cas de départ précipité. Au fond, elle avait toujours vécu comme une criminelle, prête à lever le camp sans se retourner.
En quelques clics, les réservations furent confirmées. Elle voyait, en surimpression des chiffres et des dates, les caractères écrits avec les entrailles de Sandrine.
Elle seule pouvait comprendre le sens du message.
Elle seule pouvait y répondre.
70
Passan et ses enfants pénétrèrent dans le lobby de l’hôtel Pullman à 19 h 30. Leur garde rapprochée se composait de Fifi, Jaffré, Lestrade — trois flics armés qui se transformaient peu à peu en baby-sitters, prenant sur leur temps libre.
Il songea encore au témoin albanais qu’il avait planqué ici. La comparaison n’était pas si absurde. Ils se trouvaient exactement dans la même situation. Des êtres vulnérables, exposés à un grave danger. Il avait croisé de nombreux cas de ce genre. Témoins, victimes, suspects innocents… Des gens ordinaires broyés par des circonstances extraordinaires. Il était désormais des leurs.
Fifi s’occupa du check-in. Jaffré et Lestrade portèrent les bagages dans la chambre. Une suite junior, seule solution pour que l’équipe demeure groupée. Le substitut du procureur avait signé l’avis de réquisition. Même les extras seraient payés par l’État. Témoins protégés : plus que jamais.
En découvrant les lieux, Shinji et Hiroki poussèrent des hurlements de joie. Passan leur avait expliqué que leur maman était malade et ils ne s’en étaient pas formalisés. Il avait déjà remarqué ce fait singulier : tant qu’un des deux piliers du foyer était là, les gamins ne montraient aucun signe d’inquiétude. Or, malgré sa gueule cramée, il était présent — et toujours aussi solide.
Pendant que les OPJ s’installaient dans le salon sur le mode camping, Fifi brancha la console de jeux sur la télévision. De son côté, Olivier s’éclipsa dans la salle de bains pour se repasser une couche de Biafine. Fifi lui avait aussi fourni des calmants « hors marché ». Les médicaments autorisés, c’était, selon lui, « pour les tarlouzes » : ses pilules étaient autrement plus efficaces. Il croyait son adjoint sur parole, prince consort des up and down, mais il hésitait encore…