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Il sentit un objet dur lui rentrer dans l’aine. Il fouilla la poche de sa veste et en sortit le kaïken. Il ouvrit le sac à scellés et observa l’arme à la clarté des luminaires du jardin. Le fourreau de bois noir, courbe, élancé, en arrêt, comme on dit d’un chien de chasse. Le manche en ivoire, éclatant, presque phosphorescent. Il songea à ce poème où José Maria de Heredia compare un samouraï dans son armure à un « crustacé noir ». Il avait lui aussi le sentiment de tenir un animal à carapace dure et à l’intelligence aiguë.

Ses fantasmes nippons lui parurent une nouvelle fois dérisoires. Les épouses de samouraïs qui se tranchaient la gorge. Les courtisanes qui se coupaient le petit doigt en signe d’engagement auprès de leur amant. Les femmes mariées qui se brûlaient les dents à l’acide tannique pour obtenir une bouche absolument noire et renforcer ainsi la blancheur de leur peau. Il avait rêvé ces morts, ces mutilations, ces sacrifices.

Aujourd’hui, la violence était là — et il n’y comprenait rien. Un bref instant, il eut envie de foutre le kaïken à la poubelle. Mais il se ravisa et le replaça dans le tiroir de la table de nuit.

Un cadeau est un cadeau.

Il se leva et gagna le sous-sol. Autant aller bosser dans son repaire. Il avait quitté le gouffre Guillard et rejoignait maintenant un nouvel abîme. Beaucoup plus menaçant, parce qu’insondable.

« C’EST À MOI. »

Qu’avait voulu dire la meurtrière ? Naoko avait-elle volé un objet précieux, des informations ? Cette sentence était-elle liée à sa famille ? À un ex ? Ça ne collait pas. Elle avait quitté le Japon très jeune et n’y retournait que de manière épisodique, pour des visites familiales. Elle s’était toujours comportée comme une exilée qui ne regrette rien et qui a coupé les ponts avec son pays. L’idée lui vint tout à coup que, justement, elle avait peut-être fui quelque chose…

Il alluma la lampe, s’installa derrière son bureau de fortune et réfléchit encore. Il restait une autre possibilité : ses propres traces au Japon. Une vengeance liée à une arrestation effectuée là-bas…

Il ne voyait pas. Il avait collaboré à des affaires mineures, poursuivant des escrocs en fuite, des financiers planqués, des maris en rupture de pension alimentaire, des trafiquants d’estampes ou de matériel technologique. Il n’avait noué aucune amitié, fréquenté aucun Japonais, évitant aussi les autres étrangers qui lui semblaient manger dans sa gamelle. Le Japon était son paradis personnel : il aurait voulu être le seul sur le coup.

Restaient les femmes. Là non plus, rien de marquant. Elles nourrissaient ses songes, ses fantasmes, sans qu’il ait jamais eu la moindre aventure. Chaque soir, il regardait avec fascination des pornos japonais, où les femmes étaient des victimes et les hommes des bourreaux. Le jour, il tombait amoureux au moins une fois par heure, au gré des passantes. Il avait pratiqué l’amour à sa façon, virtuellement, en respectant toujours ses propres marques : la putain et la madone…

23 heures. Il se secoua de ses rêveries. Il était temps de composer une oraison funèbre pour Sandrine.

Sa conviction : malgré ses kimonos et ses obis, son amie n’avait rien à voir avec la série de crimes. Elle était une victime collatérale du carnage — ce qui signifiait que c’était Naoko qui était visée au Pré-Saint-Gervais. Il devait tout de même, par acquit de conscience, enquêter sur la morte. Il pouvait commencer en fouillant ses e-mails, son site Facebook… mais il n’était pas friand de ce genre de recherches. Il préférait bosser à l’ancienne.

Il attrapa son téléphone fixe et chercha dans son agenda. Du vivant de Sandrine, il ne pensait jamais à elle. Elle appartenait à un passé qu’il avait renié. Son retour du Japon. La période Louis-Blanc. Sa dépression. La vie sans Naoko…

— Allô ?

Il avait composé le numéro de Nathalie Dumas, épouse Bouassou, la jeune sœur de Sandrine, qu’il avait croisée quelques fois. Après les condoléances d’usage, il l’interrogea sur la maladie de son aînée. Nathalie paraissait abasourdie. Tous s’attendaient à sa disparition, mais pas à coups de sabre. Elle retraça la progression foudroyante du cancer. En février, des examens avaient mis en évidence une tumeur au sein gauche. Des analyses plus poussées avaient révélé des métastases au foie, à l’utérus. Il était déjà trop tard pour opérer. Une première chimiothérapie lui avait offert une brève rémission. Avant une rechute. Deuxième chimio au mois de mai. Le verdict était tombé mi-juin : plus rien à faire.

Par politesse, et histoire de ménager une pause, il demanda quand et où se dérouleraient les obsèques. Mardi prochain, au cimetière de Pantin. Plutôt maladroitement, il enchaîna sur sa vie privée. Nathalie répondit évasivement. Elle ne connaissait aucun amant à sa sœur qui menait une vie rangée, morne et discrète. Une vieille fille. Le mot n’était pas prononcé mais il sourdait sous chaque détail. Passan aurait voulu risquer une question plus intime, sur sa sexualité véritable, mais il n’en eut pas le courage.

Il essaya un autre angle d’attaque : la passion de Sandrine pour le Japon. La sœur n’en avait jamais entendu parler. Encore moins de kimonos coûteux, ni de perruques de nylon. Il remercia son interlocutrice et promit de venir aux funérailles. Mais il savait qu’il n’irait pas : il détestait les enterrements.

Un samedi soir, à minuit, les possibilités d’enquête sont plutôt limitées. Il appela pourtant Jean-Pierre Jost, alias Facturator, l’expert de la Brigade financière qui avait décroché le scoop à propos de la holding de Guillard. L’homme, qui regardait la télé en famille, le reçut avec mauvaise humeur : Calvini l’avait identifié et sérieusement engueulé pour avoir divulgué des infos privées sans la moindre saisie.

Passan résuma la fin de l’histoire, parla de ses brûlures. Jost se calma. Olivier en profita pour lui demander une ultime faveur.

— C’est une question de vie ou de mort, conclut-il.

— Pour qui ?

— Moi. Ma femme. Mes enfants. T’as le choix.

L’homme se racla la gorge puis nota les coordonnées exactes de Sandrine Dumas.

— Je te rappelle.

Passan se prépara un café corsé. Il sentait la maison vide au-dessus de sa tête. Malgré la débauche d’éclairage, elle lui paraissait sinistre. Une friche de béton. Le sanctuaire d’une ère révolue. Il n’éprouvait aucune nostalgie. Il devait simplement se battre pour qu’il y ait un deuxième acte, ailleurs.

Il s’installait de nouveau derrière ses tréteaux, cafetière et chope en main, quand son mobile sonna. Facturator déjà. Pour un spécialiste de ce niveau, consulter les comptes d’une Sandrine Dumas n’était pas une grande prouesse. Les résultats étaient à la hauteur de l’exploit. Ils déroulaient la morne vie d’une quadragénaire qui végétait entre son lycée et son F3. Seule saillie : l’obtention d’un crédit bancaire de vingt mille euros à la fin du mois d’avril. Pour un tel prêt, pas besoin de passer un examen médical. Après moi le déluge.

L’autre fait marquant, directement lié au premier, était l’achat de plusieurs kimonos en soie peinte dans une boutique de l’île de la Cité. Il y en avait pour quatorze mille euros, à quoi s’ajoutait l’acquisition d’obis pour près de trois mille euros. Avant le grand départ, Sandrine s’était fait plaisir…

Passan remercia Jost et l’abandonna à son foyer. Ces nouveaux éléments n’apportaient rien : ils corroboraient simplement le témoignage de Naoko. Il se sentit triste pour sa vieille amie. Sandrine, à l’article de la mort, s’était éprise de la Japonaise. Le sentiment ne datait sans doute pas d’hier mais son agonie avait exacerbé sa passion. La moribonde avait espéré un tour de magie. Elle avait voulu mourir dans la peau de Naoko, dans l’ombre réconfortante de l’archipel et de ses esprits.