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Cette évocation le ramenait, encore une fois, à son ex. Malgré tout, l’hypothèse la plus crédible était un secret de son côté. Au fond, tout était possible avec Naoko. Il énuméra, mentalement, les preuves de sa personnalité en forme de bunker, de son égoïsme blindé. Ses accouchements au Japon. La gestion jalouse de son fric — ils n’avaient jamais fait compte commun. Sa manie de parler japonais aux enfants, comme pour lui voler des moments avec eux. Et maintenant son intention de rentrer à Tokyo, avec Shinji et Hiroki…

Comment avaient-ils pu partager dix années avec elle ? Dix mille kilomètres de différence, et une impasse au bout…

Sa colère se rallumait, comme une flamme dans l’obscurité. Pour l’alimenter, il passa en revue tout ce qu’il détestait chez Naoko. Son thé à toute heure de la journée. Sa manière de remplir sa tasse à ras bord. Son obsession des produits de beauté entassés sur les étagères, délimitant une espèce de territoire protégé. Son habitude de faire sans cesse des cadeaux minuscules, signes de mesquinerie plus que de générosité. Ses bains interminables. Ses gargarismes dès qu’elle rentrait à la maison. Son accent, heurté, qu’il ne pouvait parfois plus entendre. Sa manie de commencer toutes ses phrases par « non » ou son recours à la langue anglaise quand elle ne connaissait pas le mot en français. Et surtout ses yeux noirs, obliques, impénétrables, qui ne disaient rien et prenaient tout.

À la longue, Naoko était devenue une maladie, une lèpre qui rongeait son idéal, sa vision épurée du Japon. Les poings serrés, il ferma les yeux pour la voir brûler dans les flammes de sa rage.

Ce fut le contraire qui se produisit.

Il se souvint de l’accord profond qui les avait toujours unis. Passan aimait la manière dont Naoko concevait l’amour. Pas d’effusion, pas de « je t’aime » à tout bout de champ (ces mots ne sont jamais utilisés en japonais), pas de « c’est toi qui raccroches en premier » et toutes ces mièvreries qu’il n’avait jamais supportées…

Jean Cocteau avait piqué une réplique à Pierre Reverdy et l’avait placée dans les dialogues d’un film de Robert Bresson : « Il n’y a pas d’amour. Il n’y a que des preuves d’amour. » Instantanément, la phrase s’était élevée au rang de maxime universelle. Passan avait toujours perçu dans cette formule une vérité profonde : en amour, seuls les actes comptent, les mots ne coûtent rien.

Mais Naoko en usait si peu que les siens étaient devenus des actes. Quand, au cœur de la nuit, elle lui avait murmuré, une fois ou deux, pas plus, avec son accent ensorcelant : « Je t’aime », alors il avait eu l’impression de contempler l’eau au fond d’un puits, au cœur du désert, sous la voûte étoilée.

Deux mots qui avaient donné un sens à sa vie…

72

— Guillard a signé des aveux.

— Comment ça ?

— Il m’a envoyé son histoire.

Olivier considérait Ivo Calvini devant le portail de son pavillon. Ses yeux étaient toujours enfoncés et fiévreux, mais son apparence — il portait un survêtement bleu criard et des baskets aussi blanches que des bornes kilométriques — lui donnait un air surprenant, presque comique. Sa maison aussi était inattendue : un modeste pavillon en meulière, aux allures de coron, situé au cœur de Saint-Denis. Calvini, avec sa tête d’énarque et sa morgue de président du Conseil, n’était qu’un petit riverain de banlieue…

— Comment l’avez-vous reçue ? demanda le flic.

— Par la poste. Tout simplement. Une conclusion « poste mortem » en quelque sorte.

Le magistrat faisait de l’humour : ça aussi, c’était nouveau. Mais toute la situation était spéciale : l’homme le convoquait chez lui, un dimanche à 9 heures matin. Du jamais vu.

— Entrez, je vous en prie.

Il s’effaça pour le laisser pénétrer dans le jardin. Ils traversèrent un carré de gazon puis Calvini désigna une table et des chaises en fer forgé sous un grand chêne.

— Attendez-moi ici. Il ne fait pas trop froid. Je vais chercher les documents. Vous voulez un café ?

Passan acquiesça.

Il n’avait rien bu, rien avalé depuis la veille. Il s’était endormi en pleine nostalgie amoureuse. Un coma sans rêve ni sensation. Il s’était réveillé à 5 heures, sidéré par son inconséquence. Ses enfants étaient en danger. Son ex-femme était à l’hôpital, menacée elle aussi. Une meurtrière courait dans la ville, armée d’un katana. Et lui, que faisait-il ? Il dormait. Il était passé au Pullman de Montparnasse pour voir ses enfants. Il avait échangé trois mots à voix basse avec Fifi pendant que Jaffré et Lestrade ronflaient sur les canapés.

— Tu t’occupes des gamins, aujourd’hui ?

— Bien sûr, c’est mon job.

— Vous allez faire quoi ?

— Aquaboulevard. Foire du Trône. J’hésite.

Ils n’avaient rien à dire de plus. Ni sur la nuit passée ni sur le jour qui venait. On était dimanche et l’enquête resterait au point mort pendant vingt-quatre heures. D’ailleurs, ce n’était pas leur enquête…

Des perles de rosée brillaient sur le mobilier de jardin. Olivier essuya une chaise et s’assit. La quiétude du site était troublante. Pas un bruit de voiture, pas d’effluves de carbone. Les oiseaux chantaient à tue-tête. Mais il suffisait de lever les yeux pour se resituer : au-dessus du mur d’enclos, des angles de tours barraient le ciel. Le pavillon était à quelques centaines de mètres de la cité des Francs-Moisins. Le juge vivait sur le terrain de chasse de l’Accoucheur.

Des pas. Calvini revenait, dossier sous le bras, chopes, cafetière et sucrier dans les mains. Sa silhouette n’était pas plus épaisse que celle d’un squelette mais même dans cet horrible survêtement, il affichait une certaine noblesse.

Il s’installa à côté de Passan, dos à sa maison, et déposa son matériel avec précaution. Il prit quelques secondes pour observer le visage brûlé du commandant. Il paraissait à la fois admiratif et consterné.

Le flic essaya de faire diversion :

— Vous habitez ici depuis longtemps ?

Le magistrat sourit — son fameux sourire oblique :

— Vous m’imaginiez dans un immeuble bourgeois du 17e ?

— Plutôt, oui.

— Je suis un juge du 9–3. Je dois vivre dans mon secteur. Je suis comme les architectes qui s’obstinent à habiter leurs cages à poules. Sucre ?

— Non.

— Et vous, où habitez-vous ?

Calvini remplissait la chope de Passan. L’odeur du café se mêlait aux parfums de terre humide.

— Je ne sais plus trop, hésita le flic. Je possède une villa à Suresnes mais… c’est compliqué.

L’hôte n’insista pas. Il poussa la chemise plastifiée dans sa direction.

— La confession de Guillard. Nous l’avons reçue hier matin au TGI. Je dois dire que c’est plutôt… impressionnant. Bien sûr, c’est une copie.

Olivier discerna sous la couverture translucide des pages calligraphiées au stylo bille. Une écriture d’enfant, petite et ronde. Celle d’un mec qui n’était pas beaucoup allé à l’école.

— En gros, ça dit quoi ?

— Que vous aviez raison. Sur toute la ligne. Guillard était l’Accoucheur. C’était un hermaphrodite vrai. Il a subi une opération à treize ans pour devenir un garçon. Ensuite, la testostérone et son ressentiment ont nourri sa violence. Il a commencé à foutre le feu à des maternités et…