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Il se précipita sur l’armoire et l’ouvrit d’un seul geste : vide. Il recula d’un pas comme s’il avait été physiquement repoussé par cette vision.

Il balança son bouquet par terre et appela Fifi :

— Les enfants sont là ?

— Mais non ! Naoko est venue les chercher. Elle m’a dit que c’était d’accord avec toi et…

— À quelle heure exactement ?

— 8 h 30, je dirais…

Il regarda sa montre : près de 11 heures.

— Écoute-moi, fit-il d’une voix blanche. Appelle Roissy et stoppe tous les vols pour le Japon.

— Tu crois que…

— Tu les bloques au sol. Sans exception. Ensuite, tu vérifies si Naoko est à bord.

— On n’a pas l’ombre d’une perquise, ni d’une saisie !

— Je vais me démerder avec le proc. Naoko est un témoin capital dans une affaire de meurtre. Agis : la paperasse suivra.

— T’es sûr de ton coup ?

— Elle se barre avec mes mômes, tu piges ?

Il raccrocha sans attendre de réponse et sortit au pas de charge, laissant derrière lui les fleurs déchiquetées.

— Commandant !

Passan se retourna : l’urgentiste de la veille, le spectre au visage pointu, se tenait au bout du couloir. Il fit volte-face et marcha dans sa direction, avec l’air amical d’un taureau qui charge.

La femme croisa les bras et resta plantée sur ses talons.

— C’est vous qui avez autorisé ma femme à sortir ? hurla-t-il.

— On se calme. Je vous l’ai dit hier : son état est sans gravité. Après une nuit sous observation, elle pouvait partir. D’ailleurs, c’est elle qui nous l’a demandé. Elle avait l’air pressé et…

— Vous êtes complètement con ou quoi ? fit-il en desserrant sa cravate. Elle sort d’une agression à main armée !

La femme ne broncha pas. Elle avait sans doute l’habitude de gérer ce genre de crises, quand elle ne se battait pas contre la mort elle-même. La colère de Passan ne l’impressionnait pas.

— Nous ne sommes pas chargés de protéger nos patients. Nous les soignons, et basta. Et le fait d’être grossier n’arrangera rien.

— Putain de connasse ! répliqua Passan pour signifier qu’il avait bien compris.

Il tourna les talons en se retenant de ne pas la claquer. Il devait rattraper ces précieuses secondes gaspillées. Foncer à Roissy. Vérifier chaque vol direct pour Tokyo. JAL. All Nippon Airways. Air France… Et ceux avec transfert. Cathay Pacific. China Airlines… Toutes les compagnies asiatiques. Sortir Naoko de la cabine, par les cheveux s’il le fallait, et récupérer ses gamins…

— Commandant !

Le flic étouffa un juron et pivota encore. Cette fois, ce fut elle qui marcha vers lui. Ses traits livides, ses yeux exorbités, curieusement vivants dans ce visage de poisson mort, ne trahissaient aucune émotion.

— Il y a quelque chose dont je voulais vous parler…

— C’est pas le moment, là.

— Un détail m’a intriguée dans vos paroles hier, poursuivit-elle en ignorant sa remarque.

— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Vous avez évoqué vos enfants.

L’allusion à Shinji et Hiroki le surprit. L’atmosphère du couloir lui parut plus chaude encore.

— Et alors ?

— Ils sont nés d’un premier mariage ?

— Pas du tout. De quoi je me mêle ?

— Ils sont adoptés ?

— Pourquoi vous me demandez ça ? Expliquez-vous, merde !

Pour la première fois, l’urgentiste hésita. Ses yeux clairs, à fleur de tête, cherchaient un point imaginaire vers le sol.

Passan fit un pas vers elle :

— Vous en avez trop dit ou pas assez.

— Si vous n’êtes pas au courant, je ne sais pas si…

Il serra les poings, la toubib ne bougea pas.

— Parlez, ordonna-t-il entre ses dents.

— Écoutez, c’est moi qui ai supervisé le bilan de votre épouse. Prise de sang, IRM, scanners… S’il y a une chose dont je suis sûre, c’est qu’elle n’a jamais accouché de sa vie.

— QUOI ?

La femme ouvrit ses mains, en signe d’évidence :

— Elle ne le peut pas. Elle souffre d’une malformation congénitale. Syndrome de Rokitansky-Küster-Hauser.

Le flic avait l’impression de se tenir au bord de la gueule brûlante d’un volcan. Pourtant, il avança encore. Le médecin recula pour de bon.

— En clair ?

— Elle n’a pas d’utérus.

Il dut s’appuyer contre le mur pour ne pas défaillir.

74

— Le vol de la JAL est parti il y a vingt minutes. Naoko est à bord, avec Shinji et Hiroki. Y a plus rien à faire. On pourra même pas les arrêter à la douane. On n’a pas d’accords territoriaux avec le Japon et…

Passan fonçait en direction de la place de la République. La voix de Fifi à l’autre bout de la connexion lui paraissait loin. Très loin. À peu près à la distance qui l’avait séparé jusqu’ici de la vérité. Son cœur battait à cent vingt battements-minute. Il respirait avec difficulté.

Pourtant, il conduisait sans heurt, les nerfs verrouillés. Quand il ne resterait plus rien de lui — ni mari, ni père, ni homme —, il resterait encore le flic.

— T’as prévenu le proc ? demanda-t-il d’une voix glacée.

— Tu devais le faire, non ?

— Alors, on ne dit rien.

— Pas de mandat de recherche internationale ?

— Tu l’as dit toi-même : ça servirait à rien. C’est à moi de faire le ménage devant ma porte.

Olivier dépassa le commissariat de la rue du Louvre puis s’engouffra dans le tunnel des Halles. Après le soleil, les ténèbres…

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Fifi d’une voix hésitant entre la crainte et la curiosité.

Il ignora la question :

— Je veux que tu checkes les appels de Naoko depuis son portable. Vérifie aussi les mobiles des chambres voisines, à Debré.

— Pourquoi ?

— Elle n’est pas née de la dernière pluie. Elle sait qu’on va vérifier son téléphone. Procure-toi aussi les numéros des infirmières, des cabines publiques de l’hosto. Vois s’il y a là-bas des ordinateurs connectés à Internet. Trouve-moi tout ce qui est relié à l’extérieur !

— Qu’est-ce que tu cherches au juste ?

Passan retrouva le soleil. Nouvelle gifle de lumière. La rue Turbigo, quasiment déserte. On était dimanche. Pour tout le monde sauf pour lui. Il n’était plus qu’à quelques mètres de sa destination.

— Elle a réservé ses places depuis l’hosto, répondit-il enfin.

— Et alors ? On a les coordonnées du vol.

— Je suis quasiment sûr qu’elle a contacté quelqu’un d’autre.

— Qui ?

— L’assassin.

— Tu veux dire… ?

— Depuis le début, toute l’histoire est liée à son passé. Avance et rappelle-moi.

Il pila devant le 136. Machinalement, il s’observa dans le rétro. Sous l’effet du choc, ou de l’angoisse, son visage lui parut amaigri. Ses yeux mangeaient toute la figure. Sa peau lui faisait souffrir le martyre. Il avala un cachet de Fifi — plus rien ne pourrait l’endormir.

Il bondit vers le porche. Pas le code. Clé universelle. Il était déjà venu une fois chez Isabelle Zacchary après l’arrestation d’un meurtrier grâce à l’identification de son ADN. Une petite fête de flics. Du champagne tiède, une ordure sous les verrous, une vie innocente perdue à jamais.