Выбрать главу

— J’ai déjà balancé les mails à mon prof de jujitsu, un Jap. Un miracle qu’il ait répondu. Le dimanche, il est en méditation et…

— Et alors ?

— Une connexion avec la JAL : les réservations des vols.

— L’autre ?

— Un message à une dénommée Yamada Ayumi. Enfin, plutôt Ayumi Yamada, dans l’ordre français.

Passan n’avait jamais entendu ce nom.

— Qu’est-ce qu’elle a écrit ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

— Juste un mot. Un idéogramme.

— Ton prof l’a traduit ?

— Utajima. Le « temple du poème ». Selon lui, c’est un nom propre. Un lieu, sans doute. Et toi, t’es où ?

Par réflexe, Passan leva les yeux vers la salle aseptisée.

— Je t’expliquerai. Je te rappelle.

Il sentit une présence dans son dos. Isabelle Zacchary ôta son bonnet de papier :

— Ma vie est un vrai bordel, Passan, mais à côté de la tienne, c’est « La petite maison dans la prairie ».

— Épargne-moi tes vannes. Que disent les analyses ?

Elle balança quatre diagrammes sur la table, fraîchement imprimés.

— Shinji et Hiroki sont tes enfants. Et ceux de Naoko. Aucun doute possible. Les examens n’offrent aucune ambiguïté.

— Te fous pas de ma gueule. Je t’ai dit que Naoko est stérile.

Zacchary lui décocha un petit sourire futé :

— C’est pas ce que tu m’as dit, Olive. Tu m’as dit qu’elle n’a pas d’utérus. Ce qui n’a rien à voir.

— Je comprends pas.

— Naoko ne peut pas porter ses enfants, mais ça ne l’empêche pas d’en avoir. Elle n’est pas stérile.

Passan appuya ses coudes sur la table et plongea la tête entre ses mains. Un boxeur dans les cordes. Ou un moine en prière. Son cerveau était un tableau noir dont il avait perdu la craie.

— Y a qu’une solution à ton histoire, reprit Isabelle.

Il leva les yeux, l’incitant à poursuivre.

— Une GPA.

— C’est quoi ?

— Gestation pour autrui. Avec une mère porteuse.

L’air aseptisé du laboratoire lui sembla se raréfier, comme s’il venait enfin d’atteindre le sommet d’une montagne.

Tout concordait désormais.

Le singe/fœtus dans le réfrigérateur. Le sang des enfants coulant dans la cabine de douche. Les idéogrammes sur le mur, qui pouvaient signifier : « C’est à moi » ou : « Ils sont à moi »…

Isabelle Zacchary avait raison. Par deux fois, Naoko avait eu recours à une mère porteuse.

C’était cette mère qui venait chercher les siens.

76

— Regarde, il y a des jeux sur la chaîne 5. Il te suffit d’appuyer sur la télécommande.

Naoko parlait à Shinji en japonais. Peut-être ne lui reparlerait-elle plus jamais en français. Hiroki était assis de l’autre côté de l’allée, absorbé dans une œuvre de coloriage — l’hôtesse avait fourni feuilles et crayons. Elle avait aussi servi du champagne à la mère. Le grand jeu. Pour ce voyage, Naoko n’avait pas lésiné : trois places en classe affaires. Une fortune. Elle y avait flambé une partie de ses économies personnelles.

Aucune importance. Les économies, c’est pour les gens qui ont de l’avenir.

À présent, l’Airbus A300 de la JAL volait à plus de quarante mille pieds d’altitude. Jusqu’au moment du décollage, elle n’avait pas respiré. Elle savait que Passan viendrait à l’hôpital ce matin. Qu’il découvrirait sa disparition et appellerait aussi sec Fifi pour vérifier si elle avait emmené les enfants. Alors, il deviendrait fou. Il bloquerait les vols en direction du Japon. Il alerterait la police de Roissy-Charles-de-Gaulle et ordonnerait qu’on arrête la fugitive par tous les moyens nécessaires, violence incluse.

Tant pis — ou tant mieux — s’il s’agissait de sa propre femme.

Mais par un miracle qu’elle ne s’expliquait pas, elle avait réussi à se faufiler. La machine n’avait pas été assez rapide.

Durant la Seconde Guerre mondiale, les soldats nippons partaient à la guerre avec une boîte suspendue autour du cou destinée à recevoir leurs cendres après leur disparition au combat. Elle était comme ces soldats. Elle était morte au front et revenait maintenant au pays, avec les cendres de ses rêves, de ses projets, de son bonheur…

Elle avait échappé à Passan mais elle n’échapperait pas à elle-même. Toute sa vie, elle avait tenté de fuir ses racines. Son pays. Son père. Son infirmité. Toute sa vie, elle avait marché le long de la mer pour que le ressac efface ses traces, mais cette fois c’était fini.

Elle était ramenée de force à sa source.

Depuis son installation en France, elle s’envisageait comme une citoyenne du monde, libre, indépendante. Elle se trompait. Malgré son destin d’exilée, ses goûts et ses idées tournés vers l’Occident, elle était toujours restée, au plus profond d’elle-même, japonaise. Au diable la métaphore du bonsaï et de la croissance en pot. Depuis des années, elle grandissait dans la terre, libre, déployée — mais le cadre était toujours là. Il se trouvait sous son écorce, dans sa chair, dans sa sève…

Une petite fille française et catholique conserve un souvenir vague de sa première communion. Une heure d’ennui, une odeur d’encens, une clarté de cierges et le goût plâtreux de l’hostie. Naoko, elle, conservait le contact du talc sur ses épaules, la deuxième fois qu’on l’avait vêtue d’un kimono, à sept ans, lors de la cérémonie du shichi-go-san (la première fois, c’était à trois ans). Elle savait que les poèmes tanka suivent un rythme spécifique de syllabes : 5-7-5-7-7. Elle n’avait jamais oublié qu’il faut, au mois de mai, récolter les pousses de bambou, comme elle le faisait chaque année avec ses parents et son frère, dans le potager familial. Qu’il faut arroser le jardin de thé quand on attend de la visite afin que les parfums ravivés accueillent les invités. Chaque geste, chaque attention de ses parents avait gravé dans son propre cœur une dette sans retour — un on — dont elle ne pourrait jamais s’acquitter. Même ses pensées les plus spontanées étaient contaminées. Même aujourd’hui, lorsqu’elle sortait de chez elle le matin, elle se disait parfois qu’il y avait beaucoup de gaïjin dans la rue, se croyant encore à Tokyo…

Quoi qu’elle fasse, c’étaient les syllabes de la poésie ancienne qui rythmaient son sang, l’idée de l’eau qui se réveillait quand on sonnait à la porte, la marque d’un dû insolvable qui crispait son cœur lorsqu’elle songeait à ses parents. Elle était soie. Elle était cèdre. Elle était shoji…

D’ailleurs, avant de fuir en Europe, elle s’était passionnée pour sa propre culture. Elle s’en était imprégnée jusqu’au plus profond d’elle-même. Passan aurait ri — ou pleuré — s’il avait su qu’elle avait lu plusieurs fois avant l’âge de quinze ans le Dit du Genji — l’œuvre fondatrice de la littérature japonaise, plus de deux mille pages écrites par une dame d’honneur de la cour impériale de l’ère Heian, au XIe siècle. Il aurait été surpris d’apprendre qu’elle avait rédigé, dans le cadre d’un cursus d’histoire de l’art, un mémoire sur Yamanaka Sadao, un réalisateur qu’il ne devait même pas connaître, mort au combat à trente ans en Mandchourie.

Surtout, il aurait été sidéré de découvrir qu’elle avait été experte en kenjutsu. De l’âge de onze ans jusqu’à sa majorité, Naoko avait pratiqué la « voie du sabre », sous l’œil bienveillant de son père, lui-même persuadé d’appartenir à une lignée de samouraïs.