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À l’hôpital Sainte-Anne, un service s’est spécialisé dans le Paris shokogun (le syndrome de Paris). Chaque année, une centaine de Japonais sont si déçus par la ville qu’ils sombrent dans la dépression ou la paranoïa. Ils sont internés, soignés, rapatriés. Naoko n’en est pas là. Elle a le cœur dur — merci, papa — et n’a placé, a priori, aucun espoir romantique ici.

Au bout de deux années, quand son français est devenu acceptable, elle lâche le mannequinat — un métier et un milieu qu’elle exècre — pour devenir ce qu’elle est vraiment : une femme de chiffres. Elle décroche d’abord des missions ponctuelles d’audit, toujours liées à des boîtes japonaises ou allemandes. Puis elle entre dans une importante société nommée ASSECO. Son avenir, enfin, est assuré.

La seule difficulté demeure le sexe. Son principal combat n’est pas de coucher pour réussir mais de réussir sans coucher. Elle a déjà connu ça dans le cercle de la mode. Dans l’univers terne des audits et des expertises fiscales, c’est encore pire. Avec son visage pâle et ses cheveux d’encre, elle fait figure de créature fantastique. Elle a les qualités pour le job mais l’employeur veut toujours plus. Parfois, elle refuse net. D’autres fois, elle joue la séduction sans céder. Ces jeux l’épuisent et le résultat est invariable : quand le prédateur comprend qu’il n’obtiendra pas ce qu’il veut, il la saque.

La menace dépasse le cadre du travail. Un jour, on lui vole son sac — au Japon, le vol n’existe pas. Elle se rend au commissariat. On ne retrouve pas son Gucci mais elle a un mal fou à se débarrasser du lieutenant chargé de l’enquête…

Tout change avec Passan.

Le coup de foudre est immédiat. Aucune ombre au tableau. Aucune réserve au programme. Ce nouveau tournant passe par son frère. Quand Naoko arrive à Paris, Shigeru, son aîné de trois ans, est déjà sur place. Alcoolique à quinze ans, héroïnomane à dix-sept, Shigeru a quitté le foyer pour poursuivre sa carrière de guitariste rock en Europe. Il a brûlé quelques années à Londres puis échoué à Paris. La famille n’en entend plus parler pendant des mois. Il réapparaît en 1997, sevré, épanoui, avec dix kilos de plus. Il parle désormais le français à la perfection. Il a même décroché un poste de maître-assistant à l’INALCO, l’Institut des langues orientales de Paris.

Naoko n’est pas très proche de son frère. Leur seul lien est un faisceau de souvenirs atroces — les tannées du père, ses injures, ses humiliations. Personne n’a envie de revoir celui ou celle qui vous a connu pantalon baissé, ou sanglotant sur le seuil de votre propre maison, un soir d’hiver. Elle lui fait pourtant signe à Paris. Il l’aide à s’installer. Ils déjeunent ensemble. Parfois, elle vient le chercher à la sortie de son cours, rue de Lille, dans le 7e arrondissement.

C’est là qu’elle croise Passan, trente-deux ans, fonctionnaire de police passionné par le Japon et habitué des cours du soir de Shigeru. Dès le premier dîner, un certain 4 novembre, elle comprend que ce flic mal dégrossi est celui qu’elle a toujours cherché. Un mâle qui n’a rien à voir avec le pseudo-romantisme français ni les « hommes-soja » qui hantent le quartier de Shibuya.

Cette rencontre lui apprend d’ailleurs beaucoup sur elle-même. Mystérieusement, la ferveur de Passan pour le Japon traditionnel la séduit. Pourtant, elle a tourné le dos à ces vieilles histoires de samouraïs et de bushidô depuis longtemps. Même si elle regrette que tout ça se soit perdu avec l’essor économique du pays et les générations exsangues qui en sont sorties.

Et voilà qu’elle retrouve ces valeurs incarnées dans un Français costaud et bourru. Un athlète à la voix grave, serré dans son costume de mauvaise coupe, dont les coutures craquent à chaque éclat de rire. À sa façon, Passan est un samouraï. Un homme fidèle à la République comme les guerriers anciens l’étaient au Shogun. Ses mots, sa présence, tout révèle en lui une droiture, une morale qui inspirent instantanément confiance.

Tout cela était si loin….

Aujourd’hui, elle divorçait. Elle n’était plus protégée mais elle était libre. On racontait qu’à la grande époque du cinéma japonais, dans les années 50, il n’y avait pas de cascadeurs. Pour une raison simple : jamais un acteur n’aurait refusé de jouer une scène d’action, sous peine de perdre la face.

Elle était prête à jouer sa vie sans doublure.

Elle regarda l’horloge de la cuisine : 7 h 40. Il fallait réveiller les enfants.

8

— J’veux le dernier. J’veux le dernier croissant de papa !

— Trop tard, tu t’es lavé les dents.

Hiroki s’était exprimé en français, Naoko lui avait répondu en japonais. Elle boutonnait le caban du petit garçon, un genou au sol, dans le vestibule. Elle voulait, absolument, que ses deux fils possèdent la double culture. Mais l’influence de l’école, des copains, de la télévision faisait toujours pencher la balance en faveur du français. Elle vivait avec cette contrariété permanente.

— Et mon sac de piscine ?

Elle se tourna vers Shinji qui se tenait les deux pouces coincés sous les bretelles de son sac à dos. On était lundi. Le jour de la piscine. Merde. Sans répondre, elle se releva et monta à l’étage. La main sur la rampe de pierre, elle effectua un virage trop serré dans le couloir et se prit l’arête dans la hanche. Nouveau juron. Elle détesta, d’un coup, cette baraque pleine d’angles, entièrement construite en béton.

Dans la chambre des enfants, elle regroupa un maillot, le bonnet de bain obligatoire, une serviette éponge, une trousse de toilette contenant peigne, shampooing, savon. Elle fourra le tout dans un sac de toile imperméable et ressortit de la pièce en consultant sa montre. 8 h 15. Ils auraient déjà dû se trouver devant la porte de l’école. Elle étouffait de chaleur. Un voile de sueur poissait ses traits. Elle songea à son maquillage. On verrait ça plus tard…

8 h 32. Naoko ralentit devant le collège Jean-Macé, rue Carnot. Elle avait roulé comme une cinglée, pris des risques absurdes, sentant ses nerfs vibrer sous sa peau. Elle repéra un bateau le long du trottoir mais un autre véhicule, plus rapide, la doubla et s’y glissa.

— Connard ! hurla-t-elle.

Shinji montra sa tête entre les deux sièges avant :

— T’as dit un gros mot, maman.

— Je m’excuse.

Elle stoppa un peu plus loin, en double file, coupa le contact, alluma ses warnings. Elle bondit pour ouvrir la portière arrière. Chaleur.

— Allez, ouste ! Tout le monde dehors ! fit-elle en japonais.

Un petit gars dans chaque main, elle courut jusqu’au portail. D’autres mères arrivaient du même pas affolé. À cet instant, elle aperçut le bâton d’une sucette qui dépassait de la poche de poitrine de Hiroki :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un cadeau de papa ! fit le garçon sur un ton de provocation.

— Tu en as une, toi aussi ? demanda-t-elle à Shinji.

L’aîné acquiesça, plus effronté encore.

— Donnez-les-moi, ordonna-t-elle en tendant la main.

Les enfants s’exécutèrent, l’air boudeur. Elle fourra les Chupa Chups dans sa poche :

— Pas de bonbon ni de sucette : c’est la règle.

— T’as qu’à le dire à papa, grogna Shinji.

Naoko les embrassa avec un pincement au cœur et les laissa s’envoler vers la porte. La vision des deux cartables qui bringuebalaient sur les petites épaules la bouleversa encore. Elle se posa une fois de plus la question qui la hantait jour et nuit : pourquoi tout foutre en l’air avec ce divorce ? Ces deux anges ne valaient-ils pas la peine de passer au-dessus de leurs conflits d’adultes ? Dans ces moments-là, elle se disait que sa propre vie n’avait aucune importance.