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Durant toutes ces années, sous son influence mais aussi par volonté personnelle de se singulariser — sa génération refusait toute référence au passé —, elle s’était immergée dans la culture de son pays, ses traditions, sa poésie. Elle avait vécu, mentalement, dans d’autres siècles. Violents, magnifiques, impitoyables. Le temps où les geishas dormaient sur des repose-tête de laque pour ne pas chambouler leur coiffe à coques. Le temps où on déracinait les cerisiers, aux premiers jours du printemps, simplement pour les replanter dans le quartier des courtisanes. Le temps, pas si lointain, où les soldats vaincus rentraient au pays pour s’entendre demander : « Comment peux-tu être vivant alors que ton commandant est mort ? »

À dix-huit ans, elle avait tout envoyé balader, sabre, traditions et père compris. Non pas par révolte, mais parce qu’au contraire elle considérait l’ennemi vaincu.

Elle était libre, autonome. Cette victoire, elle la devait à une seule personne.

Son ombre, son double, son amie. Un pur esprit nommé Ayumi.

77

Naoko avait passé son enfance, comme toutes les filles de son âge, au plus bas de l’échelle sociale. Ses parents se tenaient au-dessus d’elle. Ses professeurs se tenaient au-dessus d’elle. La moindre personne plus âgée se tenait au-dessus d’elle. Tout individu de sexe masculin, même un nourrisson, se tenait au-dessus d’elle…

En réalité, elle ne voyait pas qui pouvait exister en dessous d’elle.

Son comportement était fondé sur des échelons, des devoirs, des courbettes. Elle maniait le langage avec précaution. Elle évoluait dans un réseau inextricable de règles, de contraintes, d’obligations. Elle ne parlait pas, elle s’excusait. Elle ne grandissait pas, elle reculait.

Jusqu’à sa rencontre avec Ayumi.

L’adolescente ne se situait pas sur un degré ou sur un autre de la hiérarchie, elle ignorait carrément l’échelle. Elle glissait sur ses côtés, volait, au mépris de toute bienséance, de tout usage.

Ayumi était muette. Pas sourde, simplement muette. Ce handicap lui conférait une force singulière. Même au Japon, on est indulgent avec un fauteur de troubles lorsqu’il est infirme. De plus, son silence donnait une puissance spécifique à sa révolte. Sa colère était souterraine, tellurique — redoutable.

Ayumi ne disait rien mais elle faisait un bruit assourdissant.

Comme Naoko, elle était née dans une famille de la haute bourgeoisie. Leur parcours paraissait tout tracé. Elles devaient choisir une formation utile — droit, médecine, finance — mais au premier enfant, elles arrêteraient de travailler pour s’occuper de leur progéniture. Il faudrait aussi, sans doute, s’inscrire dans une école de « bonnes épouses », où l’on enseigne l’art de la table, les règles du protocole, l’arrangement floral, l’art du jardin, la cérémonie du thé… Ces apprentissages, jadis reniés, revenaient en force depuis la fin des années 80.

Côté mariage, il y avait plusieurs options. Si les parents choisissaient la voie classique, ce serait le omiaï, le mariage arrangé. On pouvait également faire appel à une nakôdo, voisine ou membre de la famille qui avait entendu parler d’un jeune homme intéressant — et intéressé… — et mettait alors en contact les parties. Il y avait enfin le club de rencontres ou l’agence matrimoniale. Il en existait de toutes sortes : des payants, des gratuits, des sélectifs, des tous publics…

Ni Naoko ni Ayumi ne se sentaient concernées par ces coutumes. Elles riaient d’une anecdote bien connue au Japon : une jeune épouse, n’ayant vu qu’une seule fois son fiancé et ayant conservé tout au long du rendez-vous les yeux baissés, s’était trompée de mari le jour des noces. Elles abordaient leur avenir avec un regard différent — et conquérant. Elles voulaient être autonomes, grimper dans la société, échapper à leurs origines. Pas question de privilégier l’avis de leur famille, ni l’intérêt du clan. Pas question non plus de suivre la voie banale de l’épouse vouée aux couches-culottes. De solides études, un bon métier, et en route pour un destin moderne.

La situation n’était pas tout à fait la même pour les deux adolescentes. Si Naoko était écrasée par l’autorité paternelle et ne pouvait espérer s’émanciper qu’après avoir rempli son contrat d’étudiante modèle, Ayumi vivait seule avec son père et disposait de plus de liberté. L’homme, veuf, n’avait jamais cherché à se remarier. Il s’était consacré à sa fille muette. Leurs relations étaient très fortes, à la fois complices et mystérieuses.

Ayumi était aussi la plus rebelle — et, sur ce terrain, elle avait tout appris à Naoko. D’abord, elle lui avait enseigné le langage des signes afin de pouvoir communiquer plus spontanément. Ensuite, elle lui avait expliqué que la vraie révolte n’est pas d’agir en fonction d’un adversaire mais de l’effacer, purement et simplement. Agir comme s’il n’existait pas. Alors seulement on était libre. On pouvait identifier ses propres désirs.

Les jeune filles s’étaient connues au Hyoho Niten Ichi Ryu, une école de kenjutsu qui dispense l’enseignement d’un samouraï célèbre du XVIIe siècle : Miyamoto Musashi. Le dojo se trouvait sur l’île de Kyûshû. Naoko et Ayumi s’entraînaient avec quelques adeptes à Tokyo et effectuaient régulièrement des allers-retours chez leur maître. Parfois, elles suivaient des master classes sur une petite île au large de Nagasaki : Utajima.

Sous l’influence d’Ayumi, Naoko avait cessé de détester ce Niten où son père l’avait inscrite, pour découvrir les avantages qu’elle pouvait en tirer. La discipline de Musashi est particulière. Aucun vêtement spécifique n’est obligatoire. Chacun est libre de venir quand il veut. C’est un enseignement à mille lieues de la rigueur et de l’apparat propres aux arts martiaux. Leur maître ne possédait même pas un véritable sabre. Un vieux bokken de bois suffisait amplement, selon lui, pour pratiquer la « voie du souffle ».

Naoko adorait ce vieil homme, héritier du plus grand samouraï de tous les temps, qui, une fois dans la rue, ressemblait à un quidam moyen, avec son survêtement avachi et sa casquette de baseball. Elle se souvenait qu’à la fin de sa vie, alors que sa concentration et son geste n’avaient jamais été aussi purs, ses lèvres prononçaient, avant l’assaut, des mots silencieux. Elle s’était longuement interrogée sur ces paroles avant de se rendre compte que le vieillard jouait simplement avec son dentier. Ce détail lui avait prouvé l’essentiel : la voie de Musashi enseigne la sincérité, elle développe l’épanouissement de soi, l’aboutissement de ce que l’on est vraiment.

Cela, Ayumi l’avait saisi avant Naoko. Elle lui avait expliqué que le sabre ne leur servirait pas à devenir fortes mais libres.

Ayumi n’était pas belle. Elle avait des yeux effilés à la mongole, et un visage rond de Chinoise. Elle ressemblait à Otafuku, une divinité du Japon, créature joufflue, synonyme de fertilité — l’ironie, déjà… Pour ne rien arranger, elle portait une frange qui lui donnait un air de caniche boudeur. Elle manquait de féminité, avait des manières brusques et se tenait toujours voûtée, tête en avant, l’air obstiné.

Pourtant, c’était elle qui plaisait. Les garçons de leur génération étaient des échalas aux cheveux orange, peu intéressés par les filles, encore moins par le sexe, qui vivaient par procuration à travers les jeux vidéo, la mode, les drogues. Satisfaits d’eux-mêmes, complètement passifs, ils se croyaient originaux. Ayumi leur rentrait dans le chou et les « sojas » se laissaient faire. Elle respirait une sensualité, une audace qui les attiraient et les effrayaient à la fois.