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Les deux amies traînaient à Shibuya, à Omotesando, à Harajuku. Elles mangeaient des okonomiyaki, ces galettes fourre-tout qu’on cuit devant vous. Elles prenaient soin de leurs tamagotchi, des petits animaux de compagnie virtuels. Elles rétrécissaient à mort leurs tee-shirts Hard Rock Café à la machine à laver, variaient à l’infini leur tenue d’écolière tout en restant dans la norme : jupe bleue et chaussettes blanches. Elles rédigeaient des journaux intimes, se masturbaient ensemble et buvaient du saké. Beaucoup. Ayumi avait la meilleure descente.

Alors était survenue la catastrophe. À dix-sept ans, Naoko n’avait toujours pas ses règles. Sa mère s’était décidée à consulter un médecin. Examens. Analyses. Diagnostic. La jeune fille souffrait d’une malformation congénitale : dotée de trompes et d’ovaires, elle n’avait pas d’utérus. Souvent, le syndrome de Rokitansky-Küster-Hauser s’accompagne d’une absence de vagin. Pas chez Naoko. Voilà pourquoi personne ne s’était aperçu de son anomalie.

La jeune fille s’était précipitée sur son téléphone. Ayumi, en urgence. Elles avaient mis au point un système sonore proche du morse pour communiquer à distance. Ayumi avait aussitôt étudié la question : son père était gynécologue, la bibliothèque familiale était bourrée de livres spécialisés. Selon elle, l’absence d’utérus n’empêcherait pas Naoko de fonder une famille. Elle était fertile. Elle pourrait avoir recours à une gestation pour autrui.

Les deux filles s’étaient comprises. Ayumi avait juré à Naoko qu’elle porterait ses enfants. Naoko avait pleuré de gratitude, serré son amie dans ses bras mais en son for intérieur, elle avait renoncé pour toujours à la maternité. Elle serait une femme d’affaires, une guerrière, une conquérante. Tant pis pour le reste.

En 1995, autre évènement majeur : la rencontre avec un photographe, dans le métro. Tests. Castings. Contrats… Naoko était devenue mannequin. Ayumi désapprouvait ce virage. Selon elle, c’était un boulot de conne. Naoko l’admettait mais ces premiers jobs lui apporteraient de l’argent, donc l’indépendance.

En vérité, ce travail les avait éloignées. Naoko changeait de statut. De copine effacée, elle passait au rang de fille en vue. Elle n’avait plus besoin de sa complice provocante pour attirer les hommes. Dès l’année suivante, elles s’étaient perdues de vue. Naoko en avait éprouvé un obscur soulagement. Au fond, l’emprise silencieuse d’Ayumi finissait par lui peser. Et même l’effrayer.

Naoko avait commencé à voyager. Milan. New York. Paris… Puis elle avait rencontré Passan.

Coup de foudre. Fusion. Mariage. Elle avait fait venir quelques amies du Japon — mais pas Ayumi. Les années passaient et la muette lui apparaissait, avec le recul, comme une présence négative. Presque une malédiction.

Elle se trompait : la malédiction, c’était sa propre infirmité.

Naoko avait découvert ce que l’amour signifie en France : faire des enfants. Passan voulait des portées entières ! Il rêvait d’unir l’Orient et l’Occident, ils allaient produire des chefs-d’œuvre ! Comme d’habitude, le flic était à la fois excessif, naïf et touchant — c’était ainsi qu’elle l’aimait.

Alors, dans sa petite tête butée de Japonaise, elle avait pris la pire des décisions : occulter la vérité. Une femme qui ne peut porter un enfant n’est pas une vraie femme. Elle avait décidé de mentir jusqu’au bout. Elle était retournée au Japon et avait retrouvé Ayumi. La muette avait vingt-cinq ans. Elle était en deuxième année de gynécologie et connaissait la question à fond. Si Naoko avait été plus maligne, elle aurait compris qu’Ayumi l’attendait…

L’étudiante connaissait la technique mais aussi la loi internationale, car peu de pays autorisent les GPA. Elles avaient choisi la Californie. Naoko devait prélever le sperme de son mari puis le congeler. Ayumi lui avait expliqué comment procéder. Ensuite, elles se donneraient rendez-vous à Los Angeles pour effectuer le don d’ovocytes et la FIV. À raison de deux embryons transférés, les chances d’une grossesse étaient plus que raisonnables. Ayumi irait à chaque consultation, à chaque échographie, sous le nom de Naoko. Elle accoucherait aussi sous ce nom. Il suffirait de déclarer la naissance de l’enfant à Tokyo, puis d’en référer à l’ambassade de France. Naoko rentrerait avec son bébé, certifié conforme et japonais.

La muette avait pensé à tout. Elle avait implanté, par cœlioscopie, une poche anatomique sous le péritoine de Naoko. Il n’y avait plus qu’à la remplir de sérum physiologique toutes les deux ou trois semaines pour produire une illusion de grossesse. L’idée avait choqué Naoko mais la manœuvre était simple : l’injection se pratiquait par l’ombilic. En quelques semaines, son ventre avait pris des rondeurs. Ayumi lui avait aussi fait prendre des capsules d’Utrogestan — de la progestérone qui avait aussitôt gonflé ses seins et augmenté son poids. Elle lui avait même fourni de l’urine de femme enceinte afin d’obtenir un test de grossesse positif.

Le dernier écueil était Passan lui-même. Il fallait le persuader de rester en France lorsque sa femme irait accoucher à Tokyo. Naoko savait qu’elle pouvait le convaincre. Il respecterait, encore une fois, sa décision. Il trouverait presque naturel d’être exclu de ce moment sacré. Un moment japonais.

Ainsi Shinji était venu au monde.

Le flic avait digéré l’affront mais commencé à nourrir un ressentiment à l’égard de Naoko. Leur couple avait-il basculé à ce moment-là ? À cette trahison s’étaient en tout cas ajoutés l’érosion du temps, l’épuisement des années, la faim inassouvie des corps…

Quand ils avaient « conçu » Hiroki, le flic s’était rebellé. Pas question de rejouer le même scénario. Il y avait eu des cris, des pleurs, des menaces. Mais encore une fois, Passan avait cédé. Naoko s’était envolée vers le Japon. Cette capitulation déchirait son cœur : le flic l’aimait assez pour accepter l’inacceptable.

Lorsqu’elle était rentrée à Paris avec Hiroki, elle avait compris que tout était fini avec Passan. La trahison de trop. Le gosse abandonné, le laissé-pour-compte qui lui avait accordé ce qu’il avait de plus précieux, sa confiance, avait repris sa mise.

Désormais, entre elle et lui, il n’y aurait plus que les enfants.

Elle s’était verrouillée en retour. Et elle n’avait plus donné de nouvelles à Ayumi. Elle avait occulté sa dette, le on. Elle s’était même mise à haïr cette complice qui lui avait permis d’être mère, mais qu’elle accusait secrètement d’avoir détruit son couple.

Quand la muette lui avait écrit, en février dernier, pour lui annoncer la mort de son père, Naoko avait répondu quelques mots convenus, en s’excusant de ne pouvoir se déplacer. Erreur fatale. Elle n’avait pas entendu l’appel au secours de son amie. Pas senti non plus sa fragilité psychologique. Ayumi se tenait au bord de la folie. Ayant perdu son père, elle se tournait vers son autre famille.

« ILS SONT À MOI. »

Ayumi était devenue un sabre sans fourreau. Naoko pouvait maintenant capter sa rage, sa colère, sa détermination.

Mais Ayumi paraissait ignorer une chose : Naoko éprouvait les mêmes sentiments.

Elle aussi était une lame nue.

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