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Le temps est avec moi.

Passan se sentait en osmose avec l’apocalypse qui emportait la ville. Une pluie de mousson. Un déluge obstiné qui semblait ne jamais devoir cesser. Des nuages sales se partageaient le ciel mais on les devinait seulement à travers la bâche grise qui se déversait partout dans les rues, dans les cols, dans les âmes.

Fifi conduisait à fond, les lueurs du gyrophare s’éparpillant comme des éclats de verre dans la tempête. Passan ne savait même pas s’il avait mis le deux-tons : on n’entendait que le fracas de l’orage. Quand ils parvinrent sur les hauteurs du Mont-Valérien, il prononça mentalement une prière. Que toute cette flotte efface les profanations subies par la villa. Que l’eau vienne absoudre leurs péchés. Il ne perdait pas espoir.

Pas seulement pour l’enquête. Pour ses enfants, sa maison, son foyer peut-être…

— J’en ai pour cinq minutes, prévint-il quand ils furent arrivés devant chez lui.

Il bondit dehors et fut aussitôt aspiré par la tourmente. Il actionna la télécommande du portail et fila à travers les pelouses. Quand il pénétra dans la villa, il n’était plus qu’une loque tiède et dégoulinante. Il prit tout de même la peine d’enlever ses chaussures.

Il gagna directement le sous-sol. Selon toute logique, il aurait dû faire sa valise dans son studio de Puteaux mais il préférait revenir au bercail. D’ailleurs, il avait oublié ici son passeport ainsi qu’une boîte à chaussures contenant ses vieilles recharges d’agenda, où il consignait ses moindres faits et gestes depuis des années.

Il prit celles qui l’intéressaient et les glissa dans les poches de sa veste. Il fourra dans un sac de sport quelques vêtements ainsi qu’une trousse de toilette. Pour l’élégance et les chemises sans pli, on verrait une autre fois. Ses gestes étaient entravés par ses frusques visqueuses. Ses narines étaient emplies d’effluves familiers : linge humide et asphalte trempé. Une odeur de planque, de sale boulot de flic. Il aimait ça.

Quand il remonta, il fut frappé par l’écho de la maison. Les gouttes claquaient partout à la fois. Les volumes semblaient libres maintenant de jouer avec les résonances, avec le vide. Des ombres liquides circulaient, comme des spectres phréatiques. Jamais sa baraque ne lui avait autant fait l’effet d’un sanctuaire. Il avait l’impression de se trouver dans le mausolée de Lénine.

Sur le seuil de la maison, une nouvelle idée lui vint. Il posa son sac et monta quatre à quatre au premier. Il pénétra dans la chambre de Naoko, ouvrit le tiroir du meuble de chevet.

Le kaïken n’était plus là.

79

Fifi blindait sur la voie d’arrêt d’urgence, sirène hurlante. L’avion de Passan décollait à 20 heures. Il avait trouvé in extremis une place sur ANA. Il se dit qu’il pourrait refaire ses provisions à la pharmacie de l’aéroport. Il aurait ensuite douze heures de vol pour lécher ses plaies et ressasser les informations qu’il possédait — ou du moins ses hypothèses.

Face au terminal 1 de Roissy-Charles-de-Gaulle, il eut l’impression de franchir un grand rideau de boue grise, dont les pans s’ouvraient sur un exode. Les passagers se pressaient vers l’immense rotonde. Les parapluies se tordaient dans la tempête. Les caddies roulaient dans les flaques, produisant des gerbes sales.

Il dégrafa son holster et remit l’arme à Fifi. En retour, le punk lui tendit des feuilles tout droit imprimées d’Internet :

— La doc que tu m’as demandée.

Olivier attrapa la liasse et la roula dans sa poche de veste. Dernier cadeau de l’adjoint : un sac de papier kraft bien rempli.

— Réserve personnelle du docteur Fifi.

— Tu veux que je me fasse arrêter à la douane ?

— Si tu passes avec ta gueule, plus rien peut t’arriver.

Passan lui pressa l’épaule en souriant.

— On reste en contact ? fit le punk, soudain sérieux.

— Bien sûr.

— Tu veux qu’on surveille son mobile ?

— Inutile. Elle ne s’en servira plus. Elle a un portable japonais.

Naoko se serait plutôt fait couper les deux mains plutôt que d’utiliser à Tokyo son téléphone français. Esprit pratique, esprit de survie.

Il ouvrit sa portière.

— T’es sûr de ton coup ? insista Fifi.

— C’est toi qui l’as dit : Moi seul je sais quand elle a froid

Il attrapa son sac à l’arrière et s’éloigna de la bagnole sans se retourner.

Une heure plus tard, il était installé dans la cabine du vol direct NH 206 pour Tokyo, en classe économique. « Confortable » aurait été un mot excessif mais il était assis près du hublot et ses brûlures lui accordaient une trêve. Dans l’état actuel des choses, son bonnet vissé sur la tête, il n’aspirait à rien de plus.

Il n’attendit pas le décollage pour se plonger dans son dossier. Une documentation complète sur la gestation pour autrui. Les étapes principales — fécondation in vitro, transfert embryonnaire… — , les pays où ces techniques étaient autorisées — États-Unis, Canada, Inde… — , la procédure à suivre pour trouver une mère porteuse…

Naoko était allée aux États-Unis, il en était certain. Côte Ouest, la plus proche du Japon. Elle avait toujours été fascinée par les States qu’elle voyait comme une sorte de Terre promise pour les émigrés. Vision naïve selon lui, mais qu’il respectait et comprenait. Au fil des pages, des points techniques l’arrêtèrent. Naoko avait dû stocker en douce son propre sperme. Comment avait-elle fait ? Ils n’avaient jamais utilisé de préservatifs.

Peu à peu, il évaluait l’ampleur du mensonge. Tout ce qu’elle avait dû dissimuler, travestir. Visites médicales. Examens. Voyages. En réalité, elle ne s’était jamais cachée mais l’avait trompé sur la nature de ses actes. Ce n’étaient pas des mensonges par omission, mais par transcription. Toutes ces années, Naoko avait mené une double vie.

Il sortit de sa poche les recharges d’agenda. 2003. 2005. Les années de naissance des enfants. À la lumière de son secret, les dates et les voyages de Naoko prenaient un autre sens. Près de neuf mois avant ses soi-disant accouchements, elle était partie au Japon. Chaque fois, la veille, ils avaient fait l’amour. Elle prétendait que cela lui portait bonheur.

En réalité, elle effectuait sa collecte.

Elle s’était alors rendue dans une clinique pour y subir une FIV. Un ou plusieurs embryons avaient été placés dans l’utérus de la « porteuse ». Ayumi Yamada. Il releva les yeux et réfléchit. Qui était-elle ? Une candidate inconnue ? Une amie ? Une cousine ? Était-elle japonaise ? Américaine ? Japonaise émigrée aux États-Unis ?

Dans tous les cas, si c’était bien elle la meurtrière, quelque chose ne cadrait pas : Naoko, qui était la prudence incarnée, n’aurait jamais confié une telle mission à une personne instable ou inquiétante. Or, on ne devient pas psychotique du jour au lendemain. Si Naoko connaissait sa candidate, comment n’avait-elle pas décelé les signes de sa folie latente ?

Retour à l’agenda. Huit mois plus tard, nouveau départ de Naoko. Pour « accoucher ». Où le rendez-vous avec l’autre était-il fixé ? À Tokyo, bien sûr. On ne pouvait tricher avec le lieu de naissance. D’autres questions se posaient donc : comment Ayumi Yamada avait-elle pu enfanter et déclarer des garçons sous le patronyme de Passan ? S’était-elle fait passer pour Naoko ? Les complices avaient mis au point une combine — il la découvrirait. Un mois plus tard, Naoko revenait, les yeux brillants d’émotion, un bébé dans les bras.