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Restait le mystère des gestations parisiennes. Fifi n’avait rien trouvé sur d’éventuels produits permettant de déclencher une grossesse artificielle. Rien non plus sur quoi que ce soit qui puisse gonfler l’abdomen. Peu importait : le résultat était là. Naoko avait tout mis en œuvre pour le tromper, jusqu’au test de grossesse positif.

L’avion décolla. Vrombissement des réacteurs. Vacarme des consignes de sécurité, débitées par une voix trop forte, mal diffusée. Passan referma son dossier. Il aurait dû être hors de lui. Il était juste épuisé, à la fois fiévreux et hébété.

Il regarda autour de lui et nota que l’avion était bourré de Japonais. Tant mieux : leur discrétion naturelle les empêcherait de le dévisager, avec sa gueule de toast grillé. Le temps du vol, il aurait l’impression d’être normal. Et cela continuerait sans doute à Tokyo…

À cette idée, ses brûlures se rappelèrent à lui. Sa peau lui paraissait se fissurer comme l’écorce d’un marron cuit. Il attendit que les signaux des plafonniers s’éteignent et s’enferma dans les toilettes pour une nouvelle tournée de Biafine. Il avala aussi deux cachets de Fifi — autant dormir plutôt que de ressasser les mêmes suppositions durant douze heures…

De retour sur son siège, il ferma les yeux, avec l’intention de trier une dernière fois ses hypothèses. Au lieu de ça, des souvenirs jaillirent. Le plus surprenant : des souvenirs heureux. Des instants de partage, d’insouciance, de complicité avec Naoko. Chaque fois, le même détail surgissait, incompréhensible, aussi précis qu’une aiguille perçant de la gaze.

Le rire de Naoko.

La Japonaise avait une particularité : elle retenait son rire. Ses manifestations de joie se résumaient à une buée, un soupçon sur ses lèvres. Et si jamais un bref éclat s’échappait, elle le dissimulait aussitôt derrière sa main. Pourtant, en de rares occasions, le vrai rire avait fusé, étincelles aiguës, roucoulements graves, pur dessin de sensualité révélant des dents parfaites. D’autant plus étonnant qu’il était survenu en des occasions inattendues. Une fois, dans une piscine dont l’eau était trop froide. Une autre, lors d’une séance de karaoké dans le quartier de Shibuya, ou encore quand Passan avait failli se faire mordre par le nouveau chien de ses parents. Alors, c’était comme si la porcelaine du visage éclatait et révélait une texture inédite. Des particules de joie s’évaporaient dans l’espace, comme lorsqu’on souffle sur un poudrier. Passan songeait aussi à la poudre de magnésium qu’utilisent les gymnastes pour défier les lois de l’apesanteur. C’était exactement ça : Naoko s’échappait, s’envolait, comme un nuage de talc. Dans ces moments-là, il se disait que son âme était d’une clarté inouïe, d’une pureté inconnue.

Vraiment pas beaucoup de pif, le flic…

Pourtant, il la comprenait. Elle ne lui avait rien dit parce qu’à ses yeux une femme sans utérus n’est pas une femme. C’était une décision japonaise. Le mensonge ou le suicide. Il rencontrait donc Naoko sur un sentier où il n’aurait jamais pensé la croiser. Celui de la tradition nippone. De l’honneur dur et pur. Il revoyait, en guise de confirmation, son regard immobile, laque noire absolument indéchiffrable, qui avait pourtant l’étrange limpidité du mystère.

Tout ce qu’il pouvait faire maintenant, c’était voler à son secours.

Utajima. Ayumi Yamada. Un lieu, un adversaire. Pas besoin d’être un génie pour deviner qu’il s’agissait d’un rendez-vous. Un rendez-vous mortel.

Naoko rentrait chez elle pour régler ses comptes.

C’était une histoire de sang et de haine. Une histoire comme les flics les aiment.

Et ça, même à dix mille kilomètres de chez lui, il pouvait gérer.

80

15 heures, le lendemain, heure locale.

En sortant de l’avion, Passan ne fut pas dépaysé. Le tarmac lustré de pluie se mêlait au ciel bas et sans couleur. On ne savait plus qui était le reflet, qui était le modèle, qui salissait l’autre… Le déluge parisien se poursuivait ici. Réponse logique du destin. Après tout, il était au Japon pour finir ce qu’il avait commencé en France.

Ce décor atone lui rappelait son propre état. Dans la cabine, il ne s’était pas endormi : il avait carrément tourné de l’œil. Il s’était réveillé quelques minutes avant l’atterrissage, sans avoir perçu quoi que ce soit du vol. Aucun souvenir du moindre rêve. Au moins, son corps était reposé.

Il suivit ses compagnons de voyage et se retrouva dans un vaste hall qui évoquait une édition bilingue : japonais d’un côté, anglais de l’autre. Narita ressemblait à tous les aéroports du monde. Structure de béton. Lumières brisées. Matériaux brillants et froids. À une différence près, qu’il constatait chaque fois avec la même surprise, la même candeur : il n’y avait plus ici que des Japonais, ou presque.

Les visages étaient plats, à la fois souriants et fermés comme des serrures à trois points. Ils se multipliaient à l’infini sous leur casque de cheveux noirs. Passan retrouvait l’excitation, l’enthousiasme qui l’avaient saisi un jour de 1994, lorsqu’il avait posé le pied pour la première fois sur l’archipel. Il éprouvait un mouvement de reconnaissance vague à l’égard de ce peuple et de cette terre.

Ayant gardé son sac en cabine, il s’orienta directement vers la sortie. Avant de partir, il n’avait passé qu’un coup de fil : à 17 heures à Paris, minuit à Tokyo, il avait contacté le frère de Naoko, Shigeru. L’homme pouvait le guider dans la ville tentaculaire et possédait forcément des informations sur l’histoire. Passan avait été clair : pas question de se défiler. Shigeru, en tant que membre du complot, lui devait aujourd’hui aide et soutien.

Il franchit les douanes et accéda au hall d’arrivée. Shigeru l’attendait, avec sa veste de lin chiffonné et son allure de prof altermondialiste. Dans les livres ou les films de gaijin, les Japonais sont toujours impassibles ou bloqués en mode sourire. Ils se tiennent droit comme des I, les bras le long du corps, toujours prêts à vous saluer à quatre-vingts degrés, avec la rigidité d’un automate. Shigeru ne correspondait pas à ce standard. Âgé de la quarantaine, il était d’une décontraction à toute épreuve, loin des vieilles crampes du passé. Revenu de tout, du rock, de l’alcoolisme et des drogues, il était maintenant professeur d’anglais et de français. Sans regret ni amertume.

Passan lui fit un signe de la main sans sourire. On se passerait des effusions familiales. S’il pardonnait à Naoko, il éprouvait un sourd ressentiment à l’égard de sa famille. Leur attitude ne faisait que renforcer sa conviction : ils l’avaient toujours méprisé, lui, le gaijin.

— Salut, Shigeru.

— Olivier-san.

Ils s’inclinèrent et se serrèrent la main à la fois. Passan n’avait jamais été à l’aise avec son beau-frère. En vérité, il n’était à l’aise avec aucun Japonais de sexe masculin. Il se sentait toujours auprès d’eux en rivalité. Sans savoir s’il s’agissait d’une paranoïa personnelle ou d’une réalité effective.

Shigeru l’accueillit à la japonaise : pas un mot à propos de son visage grillé, ni de son bonnet qui ressemblait à une chaussette enfoncée sur son crâne.

— Ils sont arrivés ? s’inquiéta Passan.

— Shinji et Hiroki sont chez nos parents.

— Et ta sœur ?

— Déjà repartie.

— Où ?

— Aucune idée.

Les mensonges commencent, se dit Passan. Il l’observa durant quelques secondes. Shigeru était un dandy aux cheveux longs et au bouc grisonnants, vêtu à la cool, parapluie sous le bras. Son visage présentait des traits émaciés, adoucis par de fines lunettes rondes qui trahissaient sa reconversion intellectuelle. Sa chevelure épaisse, plantée haut, lui donnait un air hautain et volontaire que l’expression des lèvres, toujours indécise, venait contredire.