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— Tu as des choses à me dire, non ?

Shigeru attrapa d’autorité son sac.

— On va prendre l’express. Dans une heure, on sera à Tokyo.

Première esquive. Passan se dit qu’il n’était pas encore temps de le secouer mais il était bien décidé à se comporter ici en flic brutal et expéditif. Il venait en force d’intervention, pas en diplomate.

— Je veux voir les enfants.

— C’est prévu. Mes parents nous attendent.

Il se crispa :

— Tu crois que je serai le bienvenu ?

Shigeru éclata de rire :

— Comme toujours !

Extrême perversité de la réponse. Calme-toi. Il suivit son guide jusqu’à la sortie, réalisant que le Japon était le pire territoire pour une enquête criminelle.

81

Dès qu’il fut dans la navette, Passan remarqua que quelque chose clochait. La voiture était faiblement éclairée. La climatisation ne marchait pas. Ce qui signifiait que le système avait été arrêté volontairement — rien ne tombe jamais en panne sur l’archipel.

Fukushima. Passan se souvint qu’une politique de rigueur en matière d’électricité faisait suite au tsunami du mois de mars et à la catastrophe nucléaire. Le Japon qu’il allait découvrir tournait donc en sous-régime, portant une sorte de deuil de l’énergie. Pour l’heure, la chaleur était telle dans la voiture qu’il avait le sentiment de se trouver dans une serre tropicale.

Côté passagers, il ne repérait que des modèles courants. Routards enthousiastes, tendance australienne ou américaine. Hommes d’affaires impassibles, appuyés sur leurs valises à roulettes. Hôtesses japonaises, dans leur costume bleu sombre, riant derrière leur main. Des passagers lisaient mais leur livre était toujours couvert de la même façon, comme si chacun était plongé dans le même mystérieux ouvrage, recettes de vie ou préceptes philosophiques qui apprenaient à avancer dans la même direction. D’autres sommeillaient. Un des superpouvoirs de la population nippone est sa capacité à s’endormir dans n’importe quelle circonstance. Une femme ronflait la bouche ouverte. Un homme en costume roupillait carrément debout, sa maigre carcasse épousant les secousses du train, à la manière d’une structure antisismique.

Du plat de la main, Passan effaça la buée sur la vitre. Une longue plaine d’habitations se dissolvait dans l’horizon liquide. Les maisons compressées grappillaient le moindre espace jusqu’au bord de la voie ferrée. Cette grisaille indistincte était coiffée d’antennes satellite, d’auvents de tôle, de toitures vernies de pluie. Le tableau évoquait un lavis japonais à l’ancienne, où l’encre de Chine est diluée en de multiples nuances monochromes.

Juin est la saison des pluies au Japon. Ce qu’on appelle ici tsuyu, ou encore, nyubaï. Quelques semaines d’une averse continue, inlassable. Il y a des variantes — bruine, vapeur, crachin, mitraille… — mais ni le ciel ni la terre ne s’assèchent jamais. Les hommes croupissent dans l’humidité. Les idées prennent l’eau. Une chaleur asphyxiante, moite et visqueuse, complète l’épreuve. C’est une mousson sans tropique. Un déluge sans Noé. Il ne reste plus qu’à attendre l’été, le vrai, comme on attend son linge près du séchoir dans une laverie automatique.

Chiba. Funabashi. Takasago. Tokyo Station. Le silence régnait entre Passan et Shigeru. Pas question de parler dans la rame. Enfin, l’express atteignit le centre de la ville, à la manière d’une longue aiguille touchant le cœur d’un organe.

À la station Shibuya, le beau-frère prévint :

— On va prendre un taxi.

Shibuya est un des quartiers les plus modernes de Tokyo. Néons bigarrés, façades de verre, magasins de high-tech, gamines kawaii : tout le monde connaît ces images. Aujourd’hui, tours, enseignes, voitures, parapluies, tout disparaissait sous le déluge. Le crépitement de la pluie couvrait le vacarme de la circulation, le sifflement des rames de métro, la musique des boutiques, le brouhaha de la foule…

— Attends-moi ici, cria Shigeru.

Passan recula sous l’auvent d’un magasin de téléphones cellulaires. De nouveau, il remarqua des signes de restriction : des vitrines, au lieu de briller de mille feux, offraient un clair-obscur inquiétant, les distributeurs de boissons, d’ordinaire violemment rétro-éclairés, étaient plongés dans l’ombre, d’autres boutiques étaient carrément fermées. Tokyo était en convalescence.

Le flic ouvrit ses poumons et prit une large bouffée d’air japonais. Il ne voyait que des parapluies. Larges comme des coupoles, colorés comme des parasols ou transparents comme des tentes à oxygène. Dessous, il discernait à peine des salariés pressés, des fillettes en minijupe et bas résille, des mères de famille au visage maussade, qui semblaient porter leur maison, leur mari, leurs enfants sur leur dos à la manière de lentes tortues, des « sojas », jeunes hommes efflanqués aux cheveux jaunes et boots croco, qui avaient perdu leur âme dans un dédale de pilules et de circuits informatiques.

— Olivier-san !

Shigeru avait trouvé une voiture. Passan franchit la houle humaine et se glissa à l’intérieur. Gants blancs, odeur de blanchisserie, portière automatique : les taxis nippons, c’était la quintessence du métier, aux antipodes de la conception parisienne.

Il reprit son souffle, serrant son sac de voyage contre sa poitrine. Comme à chaque fois, il se laissait guider. Impossible de faire autrement. Il ne comprenait rien à l’écriture japonaise. N’avait aucun sens de l’orientation. Et d’ailleurs, il savait que la plupart des rues n’ont ici ni nom ni numéros.

Ils roulèrent pendant vingt minutes. Les parents de Naoko vivaient dans le quartier de Hiroo, une zone résidentielle qui abrite l’ambassade de France. Il avait le ventre vide, la tête lui tournait, mais il était aux anges. Paradoxalement, il ressentait toujours à Tokyo, métropole de plus de trente millions d’habitants, une paix bienveillante. Où qu’il soit, quels que soient la foule, la circulation, les ponts suspendus, la folie des idéogrammes, il éprouvait un sentiment d’ordre et de sérénité.

Le taxi stoppa. Passan laissa Shigeru régler : il n’avait pas changé d’argent. Encore un point faible.

Dehors, l’averse s’était calmée mais la chaleur ne baissait pas. Changement de décor. Des avenues à taille humaine, désertes et silencieuses, brillaient sous la pluie. Au loin, les panaches de vapeur d’un bain public, la tache verte d’un terrain de baseball, et, au-dessus de leurs têtes, les festons de câbles et de fils électriques quadrillant le ciel de Tokyo comme un filet de pêcheurs. Longtemps, il s’était demandé pourquoi, au paradis de la haute technologie, on en était resté, côté transmissions et énergie, au stade du Far-West et de ses poteaux télégraphiques. La réponse était simple : au pays des séismes, pas question d’enterrer les câbles et de risquer des courts-circuits à la moindre secousse.

Ils s’arrêtèrent devant un portail de fer peint en vert.

La maison familiale.