Выбрать главу

82

Les parents de Naoko habitaient une villa moderne, sans signe particulier. Enduit gris, tuiles brunes, lignes sobres. La seule originalité se situait derrière la maison : un potager de près de cinq cents mètres carrés qui faisait figure de luxe incroyable dans l’économie habituelle des espaces au Japon.

Ils pénétrèrent dans la demeure sans sonner, après avoir ôté leurs chaussures. Shigeru ne prit pas la peine de crier le traditionnel tadaïma (me voilà). La maison paraissait vide. Vide et brûlante. D’ordinaire, on y grelottait comme dans un congélateur. Aujourd’hui, seul un ventilateur tournait, au plafond du salon. Passan prit conscience de ses vêtements trempés, de sa peau gluante : cela n’allait pas s’arranger.

Il posa son sac et retrouva les lieux comme s’il les avait quittés la veille. Les murs portaient seulement les fissures du dernier tremblement de terre. Depuis mars dernier, expliqua Shigeru, les Tokyoïtes essuyaient deux ou trois secousses par semaine. À quoi bon entreprendre des travaux s’il fallait bientôt reconstruire toute la maison ? Passan ne releva pas. Il était habitué au stoïcisme des Japonais : si on ne peut rien faire face à un problème, c’est donc que, d’une certaine façon, il n’existe pas.

La maison présentait la dualité classique entre styles asiatique et occidental. D’un côté des pièces meublées à l’européenne, de l’autre un espace traditionnel, tapissé de nattes. Mais même dans les pièces modernes, les lignes étaient japonaises. Les parquets de cyprès brillaient comme de la soie noire et les tons crème et chocolat offraient une sobriété toute nippone. Des calligraphies verticales, soigneusement encadrées, étaient aussi là pour rappeler dans quel sens on voyait la vie ici.

Ils traversèrent la salle à manger et accédèrent au salon. Toujours personne. Shigeru se retourna et sourit devant l’expression inquiète de Passan :

— Ils sont dans le jardin.

Il ouvrit la baie vitrée de la véranda. Un souffle humide s’engouffra dans la pièce. Shinji et Hiroki, coiffés de chapeaux voilés d’une moustiquaire, s’activaient entre les plants de piments, de citrouilles, de concombres.

Dès qu’ils aperçurent leur père, ils volèrent au-dessus des travées et se jetèrent dans ses bras. En l’espace de quelques jours, ils avaient changé plusieurs fois de maison, quitté l’école, pris l’avion et se retrouvaient maintenant chez leurs grands-parents japonais, le tout en pleine période scolaire. Pourtant, la situation semblait leur convenir. Même le décalage horaire n’avait pas affecté leur spontanéité.

— On ramasse des tomates avec papi et mamie ! claironna Shinji, tout en retirant d’énormes gants de jardinier.

— Et on a un nouveau chien ! renchérit Hiroki. Il s’appelle Cristal !

Les deux garçons étaient couverts de boue, de joie et de lumière. Relevant la tête, Passan aperçut les grands-parents en embuscade, derrière leurs plants de tomates. Lui, le teint foncé, lisse comme un marron, affichait des airs souriants de grand-père tranquille. Elle, petite, très pâle au contraire, toujours vêtue de gris et de brun, agitait la main, comme sur un quai de gare. Son visage brillait à la manière d’une lampe de papier, produisant un éclairage indirect, feutré, sur le monde.

— Okaeri nasai (bienvenue à la maison), crièrent-ils en chœur.

Shigeru avait dû les prévenir : ils n’avaient pas l’air surpris de le voir. En retour, Olivier était heureux de les retrouver, malgré tout, et ému par les souvenirs. Il avait connu ce potager grésillant en plein été, sous le tintamarre des grillons. Il l’avait découvert assourdi par la neige en hiver. Il l’avait admiré en automne, alors que les pins murmuraient dans le vent et que les feuilles d’érables saignaient à terre.

Quand ses beaux-parents furent près de lui, il s’inclina en souriant et bredouilla quelques mots en anglais. Ils répondirent en japonais. Il ne s’était jamais entendu avec eux. Pour s’entendre, il faut se comprendre. Et pour se comprendre, il faut parler la même langue.

Ce qu’il savait à leur sujet, il le tenait de Naoko — et aussi de son intuition. Le père le méprisait cordialement, sans en faire une affaire personnelle. La mère l’appréciait mais, paradoxalement, le craignait aussi. Il appartenait au monde de ses rêves. Or, d’une certaine façon, il était trop concret. En sa présence, elle détournait les yeux, ne lui posait jamais de questions, comme lorsqu’on redoute de voir un désir se réaliser. Au fond, Passan et elle se ressemblaient : elle était fascinée par la France, il était fasciné par le Japon. Ils s’étaient croisés sur le tarmac des chimères.

Mme Akutagawa proposa une citronnade. Très vite, la conversation, traduite par Shigeru, roula sur les sujets les plus impersonnels. Au Japon, quand on cesse de parler du chien ou de la météo, on passe aussitôt pour le pire des fouineurs. Passan avait envie de hurler. Ou de casser la table basse à coups de pied. Impossible de deviner ce que les parents savaient exactement. Une certitude : ils ne diraient pas un mot.

Il accepta un nouveau verre de citronnade. Il n’avait pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures et son estomac lui paraissait noué comme une corde d’amarrage. Sans compter son visage qui le brûlait de nouveau. Les parents n’avaient pas posé une question sur ses plaies, ni sur son bonnet absurde.

De temps à autre, il lançait un coup d’œil vers le jardin. Shinji et Hiroki slalomaient entre les rangs serrés de salades, à la poursuite de Cristal, un Akita, une des espèces emblématiques de l’archipel. Ce spectacle était sa première victoire en terre hostile. Il était au moins sûr que personne ici ne connaissait la gravité de la situation. Même chez les Akutagawa, une telle crise n’aurait pu être gérée aussi calmement. Naoko était passée en coup de vent. Elle avait déposé les enfants et était repartie, sans s’expliquer. Le père et la mère avaient cru sans doute à une scène de ménage plus grave que d’habitude, ou à une complication dans leur divorce — s’ils étaient au courant.

Son téléphone sonna dans sa poche. Il se leva en s’excusant et décrocha dans la pièce voisine. Il reconnut avec étonnement la voix de Fifi. Il avait déjà oublié Paris, son enquête, son équipe.

— J’ai tes renseignements, annonça le punk. J’ai réussi à secouer un mec des visas et…

— Qu’est-ce que ça donne ?

— Ayumi Yamada est arrivée à Paris le 24 mars. Elle a donné l’adresse de l’hôtel Scribe mais elle n’y a jamais foutu les pieds.

— Où a-t-elle vécu ?

— Aucun moyen de le savoir.

Malgré la chaleur, il tremblait dans ses frusques humides.

— Elle est repartie au Japon ce matin, à 8 h 40, heure de Paris. Le vol 7654 de la JAL.

— Elle sera à Tokyo demain matin.

— Pas à Tokyo. Elle a pris un transfert pour Nagasaki. Arrivée 10 h 22, heure locale.

Utajima désignait donc un lieu situé sur l’île de Kyushu, l’une des plus méridionales du Japon. Un port ? Un village ? Un sanctuaire ? Le « temple du poème ». Déduction implicite : Naoko était déjà en route. Lui non plus ne devait pas traîner.

La voix de Fifi lui revint aux tympans :

— Et toi ? Où t’en es ?

Il contempla les murs fissurés, le parquet noir, les calligraphies mystérieuses.

— Pour l’instant, nulle part.

Il raccrocha. Il ne lui restait plus que quelques heures pour trouver le lieu exact du rendez-vous. Et enquêter sur Ayumi Yamada. Il se plaça dans l’encadrement de la porte et fit signe à Shigeru. Il remit ses chaussures et retourna au potager pour dire au revoir aux enfants. Shinji et Hiroki venaient d’attraper le chien.