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— On va lui nettoyer les pattes pour qu’il rentre avec nous dans la maison ! hurla Shinji.

Le flic resta en arrêt face à la beauté de la scène. Un rayon de soleil avait réussi à crever les nuages et éclairait le tableau d’une lumière de mercure. Les feuilles des plants, les légumes boueux, les pins trempés : tout brillait d’une manière féerique. Un fragment de la vie quotidienne nipponne. Pureté. Perfection. Simplicité…

Il éprouva une violente émotion en réalisant qu’il appartenait aussi à cette séquence — ces enfants étaient les siens et son destin avait véritablement fusionné avec cette terre adorée.

Il y vit un présage positif.

Shinji et Hiroki étaient la suite de l’histoire. Il devait se battre pour eux. Il allait doubler ici, au Japon, le cap le plus dangereux de son existence — mais ce serait pour mieux repartir.

83

— Qui est Ayumi Yamada ?

— Yamada Ayumi, répéta Shigeru dans l’ordre japonais. Une amie d’enfance de Naoko.

— Elle ne m’en a jamais parlé.

— C’est de la vieille histoire. Pourquoi cette question ?

Passan planta ses deux coudes sur le comptoir. Ils se trouvaient dans un bar minuscule qui sentait le houblon humide et le bois moisi. Un de ces lieux exigus dont Tokyo a le secret : on y tient à peine à six, la porte à glissière râle sur ses rainures, les plafonniers éclairent comme s’ils voulaient faire parler le moindre tabouret.

Le flic devinait que Shigeru ne simulait pas : il ignorait tout de la combine de Naoko. Il prit son souffle et résuma les évènements. Les attaques de la villa. Les prises de sang sur les enfants. Le sacrifice de Diego. Le meurtre de Sandrine. Au fil du discours, la décontraction de Shigeru fondit comme une noix de beurre sur un réchaud. Pourtant il parvenait encore à maîtriser sa surprise. Un cliché mais aussi une vérité : la capacité des Japonais à cacher leurs émotions.

— Utajima, continua Passan, tu connais ce nom ?

— Jamais entendu parler. Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas au juste. Un lieu, un site, près de Nagasaki.

— On peut vérifier. Pourquoi ?

— Naoko a donné rendez-vous à Ayumi là-bas.

Shigeru intégra la nouvelle. Olivier le sentait prêt pour la suite.

— Tu savais que ta sœur souffre du syndrome de Rokitansky-Küster-Hauser ? Qu’elle n’a pas d’utérus ?

Le frère s’agita sur son tabouret. Les tables étaient si serrées que chacun pouvait profiter de la conversation du voisin mais ils n’étaient pas gênés par cette promiscuité. Ils bénéficiaient d’une double sécurité : la discrétion japonaise, la langue française.

— Tu le savais ou non ?

— J’en ai entendu parler, oui.

D’un coup, Passan perdit patience :

— Ta sœur ne peut pas avoir d’enfant et tu en as simplement entendu parler ?

— Tu sais, au Japon, nous sommes réservés et…

— Quand elle a accouché de Shinji, ça ne t’a pas étonné ?

— Je n’étais pas à Tokyo à l’époque.

Toujours ce don pour répondre à côté.

— Quand tu as appris la nouvelle, qu’est-ce que tu as pensé ?

— J’étais moi-même à l’hôpital. Dans une clinique, en plein sevrage. Je sortais d’une overdose et…

Olivier se pencha. Il était vraiment temps de passer au rôle qu’il connaissait le mieux.

— N’oublie pas qui je suis, Shigeru, fit-il en l’empoignant par le col (ce qui équivalait ici à un coup de poing dans le nez en France). Je suis encore le mari de ta sœur et je suis commandant de police. Arrête de me servir tes conneries.

La glotte de Shigeru sauta comme un curseur affolé. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, à la recherche d’une hypothétique issue de secours. On commençait à s’agiter dans le bar. Passan le relâcha.

— Je me suis douté qu’il y avait une histoire de technique nouvelle, un truc spécialisé, fit l’autre en rajustant son polo Lacoste. Je… je n’y connais rien. Ça… ça ne me regardait pas.

D’un geste, il commanda une nouvelle bière et but directement au goulot.

— Il n’y a que notre mère qui connaisse la vérité, reprit-il après une longue gorgée. Pas la peine de l’interroger. Elle ne te parlera pas.

Comme si c’était nécessaire de le préciser.

Le flic attrapa sa Kirin et s’enfila aussi une rasade. On leur avait proposé, en guise d’amuse-gueules, du thon mijoté, du gingembre, des rondelles de radis croquants. Olivier avait le ventre vide mais à l’idée de goûter ces trucs, son estomac se retournait déjà.

S’il voulait se faire un allié de Shigeru, il fallait lui donner toutes les cartes :

— Naoko a eu recours à une méthode interdite au Japon et en France mais autorisée aux États-Unis. En français, on appelle ça la « gestation pour autrui ». En anglais, surrogacy. Aujourd’hui, c’est une technique courante. Il suffit de taper sur Internet « mères-porteuses.com »

Le Japonais ouvrait des yeux ronds.

— Je pense qu’Ayumi est la mère porteuse, conclut Olivier.

Il lui laissa le temps d’assimiler la nouvelle. La lumière s’abattait sur chaque élément comme un faisceau chirurgical. Les gouttes de sueur sur le front de Shigeru. Les paillettes d’or au fond des verres. Les reflets de la vaisselle de porcelaine, vert céladon, sur les étagères. Tout brillait d’un éclat précis et aveuglant.

— Quand Hiroki est né, repartit-il, tu étais à Tokyo, non ?

Shigeru acquiesça d’un bref signe de tête, comme à contrecœur.

— Tu n’es pas allé voir ta sœur à la clinique ?

— Ma mère m’a dit que c’était pas la peine.

— Tu m’étonnes. Ce n’était pas Naoko qui se trouvait dans le lit, mais Ayumi.

Shigeru finit par éclater de rire :

— Ce que tu racontes est impossible. Au Japon, on ne fait pas ce genre de choses.

Passan lui saisit le bras :

— Ayumi a porté Shinji et Hiroki dans son ventre. Je ne sais pas comment ni pourquoi ses rapports se sont détériorés depuis avec Naoko mais je suis sûr d’une chose : elle veut la tuer et récupérer les gamins. Tu piges ?

Son beau-frère se libéra de l’emprise et essuya ses paupières sous ses lunettes. Il eut un geste explicite à l’attention du serveur : saké. Apparurent sur le comptoir deux verres minuscules et un petit flacon de dînette. Olivier lui accorda plusieurs shots avant de revenir à son sujet :

— Parle-moi d’Ayumi.

— C’est loin. Je l’ai très peu connue.

— Le moindre élément : je suis preneur.

Shigeru haussa les épaules.

— À l’âge de treize-quatorze ans, elles étaient inséparables.

— Elles se sont connues au collège ?

— Pas au collège : elles fréquentaient le même dojo.

— Naoko pratiquait des arts martiaux ?

— Du kenjutsu.

— C’est comme le kendo ?

— Non, souffla-t-il avec une nuance de lassitude. Le kendo a été inventé à la fin du XIXe siècle, au début de l’ère Meiji, quand on a interdit le port du sabre. Le kenjutsu est la technique ancestrale. Celle des samouraïs.

— Quelles sont les différences ?

Il eut un geste vague :