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— Ces funérailles, c’était quand ?

— Au mois de février, je crois.

— Tu crois ou tu es sûr ?

— Je suis sûr.

Cela collait. Perdue, orpheline, Ayumi Yamada s’était souvenue qu’elle possédait une autre famille. Les enfants qu’elle avait portés dans ses flancs. Elle avait débarqué à Paris à la fin du mois de mars.

« ILS SONT À MOI. »

— De quoi est mort le père d’Ayumi ? demanda-t-il en reprenant sa marche.

Shigeru marmonna un mot incompréhensible. Sous la lumière des réverbères, son regard paraissait absent, ses traits flottants. Un sourire restait suspendu sur ses lèvres. Il était complètement saoul.

— De quoi est-il mort ? insista Passan.

— Suicide, prononça l’autre un peu plus fort.

Le flic avait l’impression de suivre un chemin balisé. Après le kenjutsu, le suicide. C’était comme si la lourde machine du Japon traditionnel se réveillait.

— Comment s’est-il tué ?

— Il s’est pendu.

— Il y a eu une enquête ?

— Je crois, oui. Sans suite.

Alors que Shigeru semblait dériver de plus en plus, Passan au contraire retrouvait son rythme, son acuité. Il reconstitua mentalement l’enchaînement des faits. Suicide du père. Solitude. La muette avait contacté Naoko, qui n’avait pas répondu. Sa détresse s’était transformée en rage. Puis en folie meurtrière.

— Ayumi, quel est son métier aujourd’hui ?

— Elle est gynécologue, comme son père.

Un instant. Pas si vite. Après avoir nagé dans le noir, toutes les lumières s’allumaient à la fois : Ayumi n’était pas seulement l’amie d’enfance à qui on confie une mission cruciale, elle était celle qui avait tout organisé. Naoko avait peut-être appris sa spécialisation et l’avait contactée pour lui proposer sa combine. Mais un fait coinçait :

— Comment peut-elle exercer avec son handicap ?

Shigeru se passa la main dans son épaisse tignasse grisonnante — beaucoup de poivre, un peu de sel.

— Elle ne consulte pas, elle fait de la recherche.

De mieux en mieux. Ayumi avait donc des contacts, un réseau international d’experts. Elle avait tout réglé. Une fois. Deux fois. Elle avait permis à Naoko — et à lui-même — de fonder une famille. Qu’avait-elle obtenu pour sa peine ? Rien. Naoko avait coupé les ponts. Le meilleur moyen pour préserver son secret. Passan était étonné qu’elle ait commis une telle erreur. Au Japon, il n’y a pas pire faute que de ne pas s’acquitter d’un devoir ou d’une dette.

Le crachin s’obstinait, d’une manière insidieuse. On évoluait sous un brumisateur. Autour d’eux, le décor ressemblait à un tableau pointilliste. Les flaques de lumière au pied des réverbères. Les cimes des pins et des gingkos, gonflées de vent. Les idéogrammes sur le bitume. Tout se dessinait à coups de pigments, de piqûres, évoquant une trame de tulle.

— Je me souviens d’un truc…, grommela Shigeru.

— QUOI ? hurla Passan.

Il en avait marre de tirer les vers du nez à un poivrot ânonnant.

— Aux funérailles, j’ai rencontré un ami de la famille. Un psychiatre psychanalyste. Takeshi Ueda. Ou Oda, je sais plus. Un homme très cultivé, qui a beaucoup voyagé. Ça m’a frappé : il parlait le français.

— Et alors ?

Shigeru déglutit bruyamment. Il paraissait s’enfoncer dans un marigot intérieur.

— J’ai cru comprendre qu’Ayumi était sa patiente.

Olivier lui arracha le parapluie des mains.

— Où je peux le trouver ?

Le beau-frère fronça les sourcils : il désapprouvait ces manières inconvenantes.

— Je ne me souviens pas.

— À Paris, fit Passan entre ses dents, je t’aurais déjà foutu en taule…

— Excuse-moi, ça me revient maintenant… J’ai sa carte quelque part.

— Où ?

— Chez moi, je pense.

Passan accéléra le pas :

— On prend un taxi. D’abord tes parents, ensuite chez toi. Après, on rendra visite au psychiatre.

— Pas la peine, cria Shigeru dans son dos. Il ne te dira rien.

Le flic cracha par-dessus son épaule :

— Il est temps de jouer le coup à la française.

85

Naoko n’avait pas reçu de réponse à son message mais elle n’en attendait pas. Elle n’était pas assez naïve pour penser qu’elle menait la danse. Elle ne faisait qu’exécuter les ordres implicites d’Ayumi. Duel d’honneur. Arme blanche. Affront lavé dans le sang. Utajima. Cette île où elles s’étaient si souvent entraînées. Tout cela, c’était le projet d’Ayumi.

Pourquoi s’y soumettait-elle ? Pourquoi, tout simplement, ne pas avoir prévenu la police ?

La voix de l’hôtesse annonça le décollage imminent pour Nagasaki. Naoko boucla sa ceinture.

Première raison : Ayumi elle-même. Son silence, sa folie, sa logique tordue. Elle avait sans doute préparé un piège qui se refermerait sur Naoko et les enfants à la moindre dénonciation.

Deuxième raison : la nature de sa faute. Les GPA étant illégales au Japon et en France, dénoncer Ayumi, c’était se dénoncer elle-même. Que risquait-elle ? Elle l’ignorait mais elle ne finirait pas sur le banc des accusés. Elle ne perdrait pas la garde de ses enfants et ne voulait pas qu’ils apprennent quoi que ce soit sur leurs origines.

Le fracas des réacteurs balaya ses réflexions. Elle tourna la tête vers le hublot et contempla la galaxie que formait l’immense agglomération de Tokyo. Une voie lactée, fourmillante d’étoiles blanches, chatoyante de lumières mordorées. Au-dessus les balises des tours, d’un rouge rubis, semblaient prévenir les avions : « Le ciel est à tout le monde. »

L’appareil prit de l’altitude. La ville s’éteignit dans l’obscurité pluvieuse. Cette image lui paraissait correspondre, exactement, à son voyage. Elle tournait le dos au Japon moderne, au géant de l’économie et de la technologie, pour rejoindre la nuit primitive, les ténèbres des temps anciens…

Elle se sentait calme. Et soulagée. C’en était fini de ce quotidien de mensonges, de ce destin en porte-à-faux. Des années à faire semblant. À simuler un cycle menstruel. À s’inventer une vie intime qui n’existait pas.

Elle se sentait aussi ridicule. Lorsqu’elle avait demandé à l’hôtesse de ranger sa longue housse dans le casier du personnel de bord, elle s’était crue obligée d’évoquer une histoire de tournoi de kendo. Qu’aurait-elle pu dire d’autre ? Qu’elle avait exhumé un sabre offert par son père afin de couper la tête de la femme qui avait porté ses enfants ? Qu’elle comptait régler un problème de procréation assistée à l’arme blanche ?…

Il y avait de quoi rire. Deux folles s’apprêtaient à combattre sur une île au large de Nagasaki. La première espérait tuer la seconde, l’enterrer, puis retourner élever ses enfants comme si de rien n’était. L’autre comptait éliminer la première, et sans doute adopter légalement Shinji et Hiroki. Dans les deux cas, c’était grotesque : Naoko en assassin était aussi crédible qu’Ayumi en mère au foyer.

Quelle que soit l’issue, qui resterait-il ? Le père. Cette idée la rassurait. Elle était sûre que Passan avait déjà tout compris et qu’il n’en aimait pas moins ses fils. Shinji et Hiroki étaient ses seules raisons de vivre. À cet égard, elle aurait dû lui parler, lui expliquer, implorer son aide. Qu’est-ce qui l’en avait empêchée ? L’orgueil. Plutôt mourir que d’affronter le poids de ses mensonges.