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— Le jardinier, commenta Shigeru à voix basse.

Le temps qu’ils retirent leurs chaussures, un autre personnage apparut. Une vieille femme au teint sombre, vitrifié comme un parquet, qui était plus petite encore que l’homme. Elle portait un kimono clair, richement orné, et un obi rouge sang. Olivier en éprouva un pincement au cœur : il n’avait jamais vu Naoko vêtue ainsi.

La vieille s’approcha de Shigeru. Elle parlait d’une voix monocorde, rocailleuse, et paraissait toute cassée sous son kimono. Un mot vint à l’esprit de Passan, dont il ignorait le sens exact : « arthrite des rizières ».

— Maître Ueda va nous recevoir, expliqua Shigeru, décontenancé par le comité d’accueil.

Ils suivirent leur guide. Des panneaux coulissèrent. Couloir étroit, encadré de cloisons quadrillées. La chaleur s’obstinait à l’intérieur — toujours pas de climatisation. La salle d’attente était un carré de tatamis, garni de coussins. Passan tenta la position seiza — à genoux, fesses sur les talons, mains placées sur le haut des cuisses. Shigeru s’assit en tailleur, dos contre le mur, tout simplement.

Un shoji glissa d’un coup. Comme l’avait dit Shigeru, Takeshi Ueda n’était pas un jeune homme. Il devait même avoir dépassé soixante-dix ans mais il n’avait rien de commun avec les deux Lilliputiens de l’accueil. C’était un géant hors norme.

Son visage multipliait les originalités. Des yeux peu bridés, des cils de biche, une longue chevelure grise, il arborait une grosse barbe d’Aïnou, ce peuple du Nord qui avait tenu en respect les Japonais durant des siècles grâce à leur forte pilosité, effrayante pour la population nippone. Dans son pyjama de coton blanc, il tenait à la fois du gourou New Age et de Raspoutine.

Passan se leva dans le sillage de Shigeru. Il avait déjà compris que la partie serait encore plus difficile que prévu.

87

L’antre du psychiatre était décoré à l’occidentale : parquets à lattes étroites, mobilier européen des années 30, tapis aux motifs minimalistes. On aurait pu se trouver chez un analyste de Saint-Germain-des-Prés, à l’exception de la baie vitrée qui s’ouvrait sur un jardin japonais et d’un parfum d’encens qui planait ici comme une brume.

D’un geste, Ueda les invita à s’asseoir dans les fauteuils. Lui-même s’installa derrière son bureau. Shigeru attaqua aussitôt. Le médecin écouta sans bouger, sans ciller, puis répondit sur un ton égal. Le beau-frère reprit la parole, sur le même mode. On aurait dit deux joueurs de tennis se renvoyant la balle le plus poliment possible.

Finalement, Takeshi Ueda se mit à rire et Passan comprit que tout était foutu. Au Japon, le rire est un signe d’excuse, et l’excuse un signe de refus. Sans doute le psychiatre était-il en train de marmonner un muzukashii entre ses dents — littéralement : « c’est difficile », l’équivalent japonais du « non » français.

Passan regarda sa montre : 21 h 20. Il devait quitter les lieux avant 22 heures. Il se souvint que le psychiatre parlait français.

— Arrêtons là les conneries, dit-il brutalement.

Le praticien haussa les sourcils. Olivier balança sur le bureau des clichés de son dossier. Douche ensanglantée. Chien éventré. Cadavre mutilé de Sandrine. Ueda observa les photos. Malgré sa double maîtrise des émotions, en tant que psy et japonais, il accusa le coup. Ses joues se creusèrent et ses narines se dilatèrent. Enfin, il releva la tête :

— Vous… vous êtes vraiment de la police française ?

Passan devina qu’il devait parler maintenant non pas en flic mais en mari inquiet :

— Je suis commandant à la Brigade criminelle de Paris mais cette affaire est particulière. Je suis en territoire étranger. Je n’ai aucune légitimité. Et surtout, je suis impliqué personnellement dans l’enquête. L’animal éviscéré est mon chien. La femme coupée en deux ma meilleure amie. Et si vous ne m’aidez pas, la prochaine victime sera mon épouse.

Le psychiatre passa une main dans sa barbe. La partie supérieure de son visage se résumait maintenant à deux yeux écarquillés, derrière des cils de poupée.

— Vos soupçons se portent sur Yamada Ayumi ? demanda-t-il enfin.

Son français, qu’il parlait quasiment sans accent, égalait celui de Shigeru ou de Naoko. Une chance inouïe au cœur de Tokyo.

— Je n’ai aucun doute. Cela correspond-il à son profil psychologique ?

La main grattait nerveusement la barbe de prophète.

— Oui.

— Elle est capable d’actes meurtriers ?

— Oui.

— Mais vous n’avez pas jugé bon de l’interner ?

Takeshi ne répondit pas tout de suite. Il ne préparait pas une réponse pour se couvrir, il ordonnait mentalement ses arguments.

— Je ne soigne plus Ayumi depuis des mois.

— Depuis quand exactement ?

— La fin de l’année dernière. À l’époque, elle me paraissait, disons, stabilisée. Je ne l’ai revue qu’à la mort de son père.

— Elle vous a prévenu ?

Ueda hocha la tête.

— C’est une pratique courante au Japon ? Je veux dire, d’inviter son psy aux funérailles de son père ?

— Pas du tout, sourit le médecin. C’était un message.

— Un message ?

— Je pense… Enfin, je crois qu’elle a tué son père.

Olivier échangea un regard avec Shigeru puis lança :

— On nous a parlé d’un suicide.

— C’est la conclusion officielle. Yamada Kichijiro s’est pendu. Mais cela pouvait être une mise en scène. Ayumi est très intelligente.

— Il y a eu une autopsie ?

— Non.

— Pourquoi aurait-elle tué son père ?

— Parce que la haine, à la longue, gagne toujours.

Nouveau coup d’œil à Shigeru. Le beau-frère avait évoqué l’éducation solitaire d’un père veuf et jamais remarié. Une relation fusionnelle.

— Une histoire d’inceste ? proposa Passan, sans grande imagination.

— Pas du tout. Le sexe n’a rien à voir là-dedans.

Ueda reprit son tic avec sa barbe. On aurait dit qu’il caressait un animal familier. Le flic avait interrogé des milliers de suspects. Aucun doute : le psy allait vider son sac.

— J’ai connu Ayumi à l’âge de douze ans, se décida-t-il, après sa tentative de suicide.

— Par pendaison ?

— Non. Médicaments. À l’époque, j’étais attaché à l’hôpital Kesatsu Byoin. Ayumi y avait été internée. Les premiers contacts ont été difficiles. Du fait de son handicap bien sûr, mais pas seulement. Elle était… complètement fermée. Il m’a fallu du temps pour la mettre en confiance. J’ai même dû apprendre la langue des signes…

Il avait une voix grave, parfaitement posée. Une voix d’hypnotiseur.

— OK, fit Passan en regardant sa montre. Et alors ?

— Depuis son plus jeune âge, son père la torturait. Au sens physique du terme.

Passan ne s’attendait pas à cela. L’air de la pièce, chargé d’encens, sembla s’alourdir.

— Un pur psychopathe, poursuivit Ueda. Un être inhumain qui tirait son plaisir de la souffrance des autres, et en particulier de celle de sa petite fille.

— Sa femme ?

— Elle est morte noyée. On n’a jamais su ce qui s’était passé et on peut tout supposer. Mais je n’ai jamais mis en doute les récits d’Ayumi. Chaque nuit, il la suppliciait dans son intimité la plus profonde.