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— Ce voyage est une connerie, ajouta-t-il un ton plus bas. En France, les conneries, on les fait seuls.

Il n’était pas sûr que Shigeru ait tout capté — la pluie couvrait ses paroles. Mais il avait saisi au moins l’intention : régler ses comptes en solitaire, se sacrifier pour l’autre, tout ça devait parler à un Japonais.

Passan repartit plus vite encore. Shigeru ouvrit son parapluie et tenta de le rattraper. Toujours pas de taxi en vue. Olivier dut se rendre à l’évidence : il ne savait pas où aller. Il s’arrêta aux abords d’une rivière, traversée par un pont en dos-d’âne. Des saules pleureurs ployaient sous l’averse et semblaient contempler leur propre reflet chaviré. Une « japoniaiserie », aurait dit Naoko…

Shigeru le doubla et se mit à courir à travers les ruelles, suivant un mystérieux fil d’Ariane. Passan lui emboîta le pas. 22 h 40. Son avion décollait dans une heure. Il fallait compter trente minutes pour rejoindre l’aéroport d’Haneda. C’était encore jouable, à condition de trouver une voiture dans l’instant.

— Olivier-san !

Le Japonais l’attendait devant la portière ouverte d’un taxi couleur petit pois. Passan tomba lourdement sur son siège. La froideur de la climatisation lui parut plaquer un film de gel sur ses vêtements gorgés d’eau. Face à la propreté de l’habitacle, odeur d’eucalyptus et napperons brodés, il se fit l’effet d’un hippopotame s’imposant dans un délicat salon bourgeois.

Le chauffeur repartit sans traîner — Shigeru lui avait sans doute expliqué l’urgence. Passan se retourna et observa le quartier qui s’estompait sous les cataractes. Les toits bruns et cornus, les banderoles de vapeur, les lanternes qui s’obstinaient çà et là… Soudain, des enseignes « McDonald’s » et « Starbucks » jaillirent aux quatre coins d’un carrefour. Flèches de lumière, néons en forme de kanji : ils étaient de retour dans le Tokyo moderne.

Passan se tassa et rumina les dernières infos. Chaque élément l’éloignait un peu plus de Naoko, de son mariage, des années qu’il avait cru vivre avec elle. Les coulisses de son existence lui étaient enfin révélées. Des coulisses japonaises. N’aurait-il pas dû s’en réjouir ? Pour l’heure, tout ce qu’il voyait, c’était ce projet absurde d’un combat à l’arme blanche.

— Il ne faut pas t’étonner, intervint Shigeru, comme s’il suivait ses pensées.

— De quoi ? rétorqua-t-il dans un ricanement. Que ma femme ait fait porter mes enfants par une cinglée ? Qu’elle ne m’en ait jamais parlé ? Ou qu’elle s’apprête à l’affronter au sabre sur une île de la mer de Chine ?

— Je suis autant choqué que toi, Olivier-san.

— Non, tu ne l’es pas. C’est ça le plus dingue. On marche sur la tête et tu as l’air de trouver ça normal.

— C’est le bushidô, rétorqua Shigeru d’un ton grave. La « voie du guerrier ».

Passan éclata de rire. Le code d’honneur des samouraïs. Une philosophie de la servitude et de l’honneur, portée à un degré d’aveuglement absolu.

— Tu es en train de me dire que Naoko va agir selon le bushidô ?

— C’est l’option qui lui est venue naturellement.

Olivier voulut rire à nouveau mais son intention s’étrangla dans sa gorge. Il se pencha vers Shigeru. Une bouffée d’air chaud s’éleva de ses vêtements trempés. Il puait la sueur, la tourbe urbaine. Il puait la peur et l’égarement.

— J’ai vécu dix ans avec Naoko, fit-il entre ses dents. Tu ne vas pas m’apprendre qui est ta sœur. S’il y a une personne au monde qui a définitivement tourné le dos aux valeurs traditionnelles, c’est elle.

Shigeru avait posé les mains sur ses cuisses. Il se tenait très droit, la nuque raide, le regard fixé sur la route. Il retrouvait en cet instant une posture solennelle, à des années-lumière du personnage décontracté qu’il cultivait d’habitude.

— Elle peut dire ce qu’elle veut, ces valeurs coulent dans ses veines.

Passan se fit l’avocat du diable, reprenant les propres arguments de Naoko :

— Le Bushidô est un vieux grimoire totalement dépassé. Un truc que les militaires des années 30 ont remis au goût du jour en le dévoyant pour fasciner les foules. Une arnaque qui a coûté la vie à plus de deux millions de jeunes soldats.

Le Japonais rajusta ses lunettes puis répliqua, imperturbable :

— La question, ce n’est ni l’âge ni la légitimité de ce code. La question, c’est : pourquoi a-t-il marché à ce point ? Pourquoi le peuple japonais s’est-il jeté sur ces vieilles règles comme les Hébreux sur les Dix Commandements ? Parce que nous avons ça en nous, Olivier-san. Depuis des siècles. Depuis toujours. Nous sommes enfantés par des corps, définis par des gènes, mais plus profondément encore, nous sommes créés par des idées.

C’était donc ça. Lui qui avait rêvé au credo des samouraïs, il était toujours resté un étranger, un curieux face à ces consignes. Naoko, qui les avait toujours rejetées, en était imprégnée au plus profond d’elle-même. Et son réflexe aujourd’hui était de laver son honneur dans le sang de son adversaire. Dément.

— Elles vont s’affronter jusqu’à la mort, confirma Shigeru. Il y a une mère de trop dans cette histoire.

Le flic se raccrocha à des détails pratiques :

— Il faut encore qu’elle trouve un sabre.

— Mon père lui en a offert un pour ses quatorze ans. Une pièce ancienne, qu’il conservait soigneusement dans son bureau.

DÉMENT.

— Elle l’a emporté ?

— C’est la première chose que j’ai vérifiée à notre retour du bar.

Il n’y avait plus rien à ajouter. Le bruissement de la pluie les enveloppait, curieusement réconfortant. Passan se sentait à la fois exposé et à l’abri, au fond de lui-même, presque immunisé.

Au bout d’un long moment, il demanda :

— Tu crois qu’elle a ses chances ?

— Je n’en sais rien. Tout dépend si Ayumi a continué l’entraînement.

Le corps de Sandrine était la réponse. En la tuant d’un seul coup de lame, Ayumi avait fait preuve d’une expertise implacable. En revanche, Naoko n’avait pas touché un bokken depuis au moins dix ans. Il devait absolument rejoindre Nagasaki avant le bain de sang. Il était sa seule chance.

Cette idée en appela une autre : le kaïken qui n’était plus dans le tiroir de la chambre.

Peut-être que Naoko avait le bushidô dans le sang. Peut-être que son père avait déliré en lui offrant une arme meurtrière. Mais lui ne valait pas mieux avec ses cadeaux à la con.

89

Nagasaki, 1 heure du matin. À mille kilomètres de Tokyo, la météo ne montrait aucun signe d’amélioration. Quand Passan sortit de l’aérogare, la pluie était si forte, si obstinée qu’elle évoquait un rideau vivant.

Il avait réussi à convaincre Shigeru de rester à Tokyo. Maintenant, il lui fallait trouver un taxi. Il croisa quelques passagers sous leur parapluie, qui ne paraissaient ni choqués ni effrayés par la tourmente. Il avait déjà connu cette placidité en Inde, en Afrique : la mousson fait partie des meubles. Juste une source de fatigue parmi d’autres.

Soudain, il aperçut une voiture orange qui faisait gicler des gerbes autour d’elle. Il éprouva un élan de reconnaissance pour cette couleur criarde, seul repère dans l’obscurité. Le temps de lever la main et la portière s’ouvrit toute seule, comme actionnée par un fantôme. Il plongea dans le taxi et ne parvint à dire qu’un mot : « hôtel ». Cela parut suffire au chauffeur.