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Passan était déjà venu à Nagasaki. Il en conservait deux souvenirs. Le premier : la ville portuaire était la sœur oubliée d’Hiroshima. Elle avait subi une attaque atomique le 9 août 1945 mais l’histoire n’avait retenu que le nom de la première cible. L’autre souvenir était que l’agglomération, du moins son centre, avait été entièrement reconstruite selon le style traditionnel. Il se rappelait encore, au fond de la baie, une vallée de toits retroussés, de tons rouges et chocolat, de jardins de pierre.

Pour l’instant, il ne voyait rien. Nagasaki était plongée dans les ténèbres comme en plein couvre-feu. Le chauffeur naviguait à la seule lueur de ses phares. Passan se pencha vers sa fenêtre et plissa les yeux. La voiture serpentait sur une route en surplomb. En dessous, les rues, les immeubles, les maisons se chevauchaient, en escaliers, en degrés, en terrasses, comme des rizières de tuiles, de bois, de ciment.

Ils s’enfoncèrent dans un enchevêtrement de ruelles. Enfin, au fond d’une impasse en pente, un hôtel apparut. Un bâtiment à un étage, tout en longueur, dont le rez-de-chaussée distillait une lumière de beurre, chaleureuse. Peut-être était-ce ce ruban de clarté électrique, ou le fait que l’édifice était en contrebas, mais Passan eut l’impression d’entrer dans un périmètre de sécurité, où il pourrait dormir quelques heures.

Il paya le taxi. La pluie avait cessé, vidant le ciel de ses nuages. Il aperçut la lune qui, comme dans les haïkus, ressemblait à un fruit frais, coupé net. Mais l’air était toujours aussi brûlant. Une chaleur liquide baignait chaque élément du monde, saturait chaque pore de la peau. Il plongea dans l’hôtel comme il se serait glissé dans un réfrigérateur.

Le hall d’accueil, moquette épuisée, murs peints en beige, était aussi froid qu’une morgue. On n’économisait pas l’électricité ici. Derrière le comptoir, une femme sans âge paraissait l’attendre. Peau grise, tavelée, tirée sur des pommettes en saillie. Elle portait une sorte d’uniforme, noir et bordeaux, hésitant entre la veste de steward et le tablier de cuisine.

Passan lâcha trois mots en anglais, présenta son passeport, paya d’avance, en espèces. Mesure de précaution absurde. La Japonaise le guida jusqu’à son refuge, sans un mot ni même un regard étonné sur sa gueule brûlée. La chambre était monacale : un lit, une penderie, une salle de bains — rien d’autre. L’hôtesse disparut. Il entendit dehors, dans la rue, des éclats de voix, des pas croître et décroître. Puis plus rien, comme si l’extérieur s’ajustait au vide de son antre.

2 heures. Il ne pouvait rien faire avant le lever du jour.

Sans allumer, à tâtons, il trouva sa trousse de toilette et s’accorda une douche. Il revêtit tee-shirt et caleçon, se lava les dents. Régla la climatisation à fond et s’écroula sur le lit. Recroquevillé en chien de fusil, sous le drap, il eut l’impression de ramasser sa propre énergie, sa propre solitude.

Comme force d’action, il ne disposait que de ce corps fourbu. C’était l’opération policière la plus minimale qu’il ait jamais menée.

90

L’aube pointait derrière les lourdes rayures de l’averse. Naoko était à l’abri dans le sanctuaire, au sommet de la colline. Un simple pavillon de cyprès d’une quarantaine de mètres carrés, ouvert sur ses quatre côtés. Des piliers vernis, un toit en tuiles d’écorce, un plancher de madriers noirs. Au centre, une cloche de bronze, sa grosse corde striée, des bassins pleins d’eau. Rien d’autre. Les sanctuaires shinto sont toujours vides : il faut les remplir avec les prières, les méditations — elle remplissait celui-ci avec sa peur.

Elle avait pourtant dormi d’un sommeil organique, sans rêve ni à-coups, bercée par les soupirs des grands pins. Drapée dans un kimono, elle avait eu l’impression de vivre la mue d’une chrysalide, mais inversée. La veille, elle était encore un papillon, une Européenne, une femme libre. Elle était à présent une chenille, prisonnière de son biotope, de son cycle naturel. Une vie parmi des millions d’autres, obscure, docile — une Japonaise.

Elle fouilla dans son sac et trouva une portion de riz, enroulée dans du plastique. Elle la mangea à mains nues, avec avidité. C’était froid, gluant, vitalisant. Une part d’elle-même reconnaissait ce signal. Des années de gastronomie occidentale n’y faisaient rien : sa mémoire génétique était fondée sur des siècles de repas accroupis, au pied d’une pagode, dans la fraîcheur des rizières.

Elle avait atteint Utajima dans la soirée. Le pêcheur qui l’y avait amenée pour dix mille yens lui avait laissé son numéro de portable — en cas de retour, si tout se passait bien. Ils avaient accosté sur une plage de sable noir, côté ouest. Les pins semblaient l’attendre, les lanternes de pierre aussi, plantées au pied des arbres. Un vrai décor de cinéma — pour un de ces vieux films de sabre où tout le monde est virtuellement mort dès les premières images.

Elle avait rejoint le sanctuaire, sur les hauteurs de l’île. Personne ne venait jamais ici à l’exception de jardiniers et de balayeurs, une fois par semaine. Avec un peu de chance, leur jour était passé. Elle s’était aussitôt entraînée dans les ténèbres. Les douze techniques du itto seiho. Le résultat n’était pas fameux. On ne rattrape pas des années d’oubli en quelques gestes d’échauffement. De plus, elle n’avait jamais pratiqué avec un véritable sabre — trop dangereux.

Elle se leva et s’habilla. Pantalon de survêtement, yukata de coton aux pans croisés, baskets. L’ensemble, de couleur sombre, rappelait l’uniforme obligatoire des femmes durant la Seconde Guerre mondiale, qui leur permettait de courir et de s’activer, à la différence des kimonos. Elle noua autour de sa taille une ceinture de tissu et y glissa son sabre. Puis elle fourra dans sa poche de pantalon le kaïken — son plan B.

Plus que jamais, elle se sentait stupide, un peu comme si Passan était parti pour une opération policière en tenue de mousquetaire. Mais elle éprouvait aussi un sentiment d’équilibre. Une impression d’osmose avec une tradition qui la portait et l’imprégnait tout à la fois. D’ailleurs, Passan n’aurait pas non plus trouvé absurde de suivre, dans son métier, les valeurs de D’Artagnan. Au fond, c’était ce qu’il avait toujours fait.

Plutôt que de descendre le chemin principal qui menait à la plage, elle s’achemina vers l’est : elle se souvenait d’une avancée qui lui permettrait d’inspecter une autre plage, située à l’arrière de l’île. L’entrée dérobée du site…

La pluie ne cédait pas une once de terrain, transformant chaque dalle du chemin en miroir. Elle songeait à Ayumi. Elle ne la craignait pas. Ses crimes, sa folie ne parvenaient pas à supplanter les souvenirs de jadis. Sans se l’avouer, Naoko espérait encore parvenir à un accord…

Elle trouva la terrasse. Tout de suite, elle comprit que ce poste d’observation ne lui servirait à rien. Soit Ayumi n’était pas encore arrivée et elle pouvait aussi bien accoster de l’autre côté. Soit elle était déjà là et mieux valait ne pas être acculée sur ce sommet, dos au vide.

Elle revint sur ses pas et descendit vers l’ouest, évitant volontairement l’intérieur de l’île. Pas question de s’enfouir dans cette jungle qu’elle ne connaissait pas. Autant s’installer sur la plage principale et attendre.

À présent, elle ne pensait plus à rien. À quelques heures, peut-être à quelques minutes du combat, elle avait la tête vide. Elle n’était qu’immersion, coïncidence avec la nature, chenille enfouie dans la grande étreinte du ciel et de la terre. Elle fusionnait avec la pluie, l’accueillait, s’en nourrissait. Exactement comme la forêt elle-même, qui recevait ce matin plus de vie qu’elle n’en donnait…