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La plage n’offrait aucune perspective. Les nuages ressemblaient à de gigantesques pierres ponces. Les flots étaient en goudron. Une fumée d’eau s’échappait des rouleaux, renforçant l’illusion d’un asphalte brûlant. Un rideau de plomb voilait l’horizon.

Soudain, elle fut prise d’un vertige. Tout chavira. La mer s’inclina. Le sol bascula. Le temps qu’elle retrouve son équilibre, la sensation était passée. Elle tenta de comprendre ce qui lui arrivait mais aussitôt, le bouleversement recommença. Plus fort, plus violent. Cette fois, elle chuta et comprit qu’elle ne rêvait pas.

Un tremblement de terre.

Depuis le dernier séisme, des secousses plus ou moins puissantes survenaient chaque semaine. On ignorait si ces répliques annonçaient une nouvelle catastrophe ou s’il s’agissait au contraire de la fin de la partie — la queue de la comète. Une légende racontait que le Japon s’appuyait sur le dos d’un poisson-chat géant qui ne cessait de s’agiter. Nul ne savait s’il était en train de se réveiller ou de se rendormir.

À genoux dans le sable noir, Naoko sourit. Cette secousse était un avertissement.

Peut-être pas la fin du monde mais la fin de son monde…

91

Passan se réveilla en sursaut pour découvrir qu’il était tombé du lit. Dans le cadre de la fenêtre, le paysage tremblait comme une image de télévision déréglée. Nouvelle secousse. Les rideaux se décrochèrent. Le ventilateur au plafond se mit à grincer, oscillant dangereusement sur sa suspension. À quatre pattes, il sentait distinctement le plancher tanguer sous ses mains et ses genoux.

Le calme revint. Mais lui tremblait de tous ses membres. Quand plus rien ne tient debout, que reste-t-il ? La terre sous nos pieds. C’était l’ultime repère, le dernier refuge qui s’effondrait. Une troisième convulsion s’empara des murs. Le plâtre se répandit sur le lit, le sol, comme du sucre glace sur un gâteau. L’hôtel entier claquait des dents. Le flic se souvint que la première consigne de sécurité dans ces cas-là était de se planquer sous une table.

Sa chambre n’en comportait pas. Il revenait vers le lit quand le ventilateur se décrocha. L’engin rebondit sur le matelas avant d’atterrir sur le sol, tournoyant à la façon d’une toupie furieuse. Passan recula dos au mur, l’évitant de justesse. Il demeura ainsi, couvert de plâtre, attendant que les pales cessent leur rotation et que la Terre reprenne la sienne. Le juste retour des choses.

Les secondes passèrent. Dilatées. Interminables. Était-ce vraiment fini ? Ou la vibration reprenait-elle son élan ? Il entendit maugréer dans le couloir. Sans doute la tenancière qui se plaignait des dégâts causés par la trépidation matinale. Son ton n’avait rien d’alarmé, comme s’il s’agissait d’une nouvelle bêtise du chat.

Passan se remit debout et s’ébroua avec incrédulité. Un tremblement de terre, il ne manquait plus que ça. Il avait lu des centaines de témoignages sur les séismes japonais mais c’était la première fois qu’il vivait le phénomène. Coup d’œil à sa montre. 6 h 30. Il était temps de partir. Il regroupa ses affaires.

La porte glissa sur le côté. L’hôtelière apparut, dans son tablier couleur de framboise sombre. Elle riait, râlait, geignait, multipliait les intonations et les grimaces contradictoires. La seule constante dans son visage était sa couleur : le gris avait viré au livide, presque au verdâtre.

— Sumimasen

Elle partit dans une nouvelle litanie, en découvrant le ventilateur décapité. Passan boucla son sac et la salua sans se retourner.

Dehors, l’agitation ne cadrait ni avec l’horaire ni avec la pluie. On riait, on se lamentait sous l’averse, on était heureux d’avoir échappé une fois encore à la colère de la Terre. En écho, les oiseaux s’égosillaient sur les câbles électriques.

Olivier remonta la ruelle en quête d’un taxi. La chaleur avait gagné encore plusieurs degrés. Même à cette heure, on se serait cru dans une lessiveuse en surchauffe.

Il tourna à droite dans une artère plus large. Des enseignes étaient tombées. Les climatiseurs et les antennes penchaient. Des poubelles étaient renversées. Il héla une voiture. Il avait eu le temps d’acheter un dictionnaire à l’aéroport de Roissy. Il chercha rapidement la traduction de « port de pêche ».

— Gyokoo, ordonna-t-il.

L’homme lui fit répéter une bonne dizaine de fois avant de prononcer lui-même le mot et d’acquiescer avec surprise, comme si les syllabes, enfin, recouvraient tout leur sens.

Le taxi serpenta dans les ruelles. Passan retrouvait la cité de son souvenir. Un déferlement de toits bruns, de jardins de pins, de sanctuaires de pierre… Du gris, du vert, de l’éternité. Les tuiles brillantes de pluie ressemblaient à des écailles de poisson. Les angles des maisons formaient des vagues retroussées, qui évoquaient une mer maussade à l’écume sombre. Nagasaki, ville maritime : aucun doute.

Il repéra un marchand de brochettes, fit stopper le taxi et courut jusqu’au grill. Il en commanda cinq, qu’il dévora à l’abri d’un auvent, écoutant le ruissellement des caniveaux, se demandant si ces quelques minutes de répit étaient raisonnables. Mais y avait-il vraiment urgence ? L’affrontement aurait-il lieu ce matin ? Demain ? Dans trois jours ?

Nouveau départ. Après dix minutes de route, au détour d’une corniche, la baie apparut, surmontée par le pont de Megami. Le port rassemblait des milliers de bateaux qui oscillaient et croisaient leurs mâts sur le rideau de l’averse. Entre les coques, les vagues lentes, lourdes, semblaient broyer du noir.

Côté terre, on perdait tout exotisme : blocs sans fioriture, entrepôts, grues… Tout était uniformément gris. Nagasaki est réputé pour ses fermes perlières. L’idée lui vint que le site était lui-même en nacre. Chaque toit, chaque façade, chaque coque avait été enveloppé, durci par cette fine substance. La baie s’ouvrait comme un gigantesque coquillage, miroitant d’eau de mer et de lumière saline.

Passan chassa ces rêveries et se fit arrêter à la capitainerie. Un marché aux poissons battait son plein. Il traversa au pas de charge des armées de crabes, des montagnes d’huîtres, des éventaires de thons et de morues. Les odeurs iodées l’assaillaient. Des visages camus lui souriaient. Des petites vieilles ratatinées, comme marinées dans du gros sel, flairaient les poissons à hauteur d’étal. Jamais on n’aurait pu croire qu’une demi-heure auparavant, la terre tremblait sur ce rivage.

Sac à l’épaule, il parvint à l’embarcadère. Il arpenta le quai, en hurlant le nom d’Utajima auprès de chaque pêcheur. À la cinquième tentative, un gaillard à casquette de baseball s’inclina et mitrailla des haï en rafales. Vingt mille yens pour le voyage. Passan paya sans broncher. Il n’avait ni le temps ni la force de négocier.

Le moteur pétarada, le pilote manœuvra entre les bateaux. L’averse redoublait. Un crépitement nerveux faisait frissonner les vagues. Quand ils sortirent de la rade, la houle s’amplifia d’un coup, comme une respiration qui s’approfondit. Ils flottaient maintenant sur des poumons aux dimensions de caverne, sombraient dans des fossés noirs, émergeaient sur des crêtes mousseuses, suivant un cycle sans fin.

Cramponné à l’avant, Passan sentait la coque de fibre de verre claquer sur les lames. Il ne voyait rien. Il pressentait seulement un mur de pluie, qui semblait reculer toujours, les éclaboussant durement avant de leur échapper. Au bout d’une demi-heure, le pêcheur modifia sa vitesse. Le bruit du moteur descendit d’une octave. La bateau épousa le rythme des vagues. Enfin, Passan mit sa main en visière et vit jaillir au ras des flots une tache brun et vert.