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— Utajima ! hurla le pilote.

On aurait dit un nuage tombé du ciel. Une concrétion d’humeurs posée à fleur d’eau. La plage volcanique avait une couleur cacao alors que la colline offrait un vert éclatant, comme lavé, purifié par l’orage. Le détail énigmatique était un point rouge au pied de la forêt : un torii, ce portique de bois laqué qui marque le seuil d’un sanctuaire. L’île entière devait être un territoire sacré, hanté par des kamis, les esprits de la religion shinto.

Le pêcheur parvint à accoster au plus près de la plage. Passan sauta à terre et salua le marin, après avoir enregistré son numéro de portable. Puis il se tourna vers la forêt. Sous le torii, un sentier grimpait vers le sommet de la colline. Il passa sous l’arche inversée et entreprit l’ascension. Sur les bas-côtés, certains troncs étaient entourés par une corde, qui signale que ces arbres sont habités par des kamis. Plus il montait, plus il avait l’impression de pénétrer dans une forêt féerique, une sorte de Brocéliande des antipodes.

Comme une confirmation, au sommet, apparut le sanctuaire. Une pagode ajourée, un toit cornu posé sur des piliers de bois foncé. Dans l’ombre, il distinguait la cloche de bronze, le bassin, l’autel des offrandes…

Il gravit les marches et repéra, au pied d’une colonne, le sac de Naoko. Une espèce de besace multipoche en tissu imperméable dont elle vantait toujours les qualités : espace, étanchéité, fonctionnalité…

Ce simple objet lui serra le cœur. Elle était bien là. L’autre l’avait-elle trouvée avant lui ?

Une seule certitude : la chasse avait commencé.

92

Depuis l’onde de choc, elle n’avait pas bougé, à genoux dans le sable. Elle n’aurait su dire combien de temps était passé ainsi. Quelques minutes, une heure, plusieurs…

La plage s’était creusée de millions de trous d’épingle, à la manière d’une gigantesque peau d’orange. Des feuilles arrachées par le vent constellaient le sol. Les rouleaux claquaient. L’écume crissait inlassablement sur le sable. Elle ne savait plus si elle allait mourir noyée sous l’averse ou engloutie sous ces vagues qui paraissaient s’avancer pour l’aspirer.

Soudain, mue par un pressentiment, elle releva la tête. Les rais de l’averse lui cinglèrent les yeux.

Elle était là.

Toujours avec sa frange de caniche et ses yeux trop fendus. Elle avait ramené ses cheveux en un chignon de sumo. Elle portait un keikogi noir, la veste d’entraînement, et un hakama de même ton, ce pantalon-jupe spécifique aux samouraïs. Ses sabres, le katana et le wakizaki, étaient glissés dans sa ceinture, tranchant tourné vers le ciel. Les deux fourreaux de magnolia laqué se croisaient sur sa hanche, comme dans les vieux films de Toshiro Mifune.

C’était absolument comique. Mais Naoko n’avait aucune envie de rire.

Prudemment, elle se mit debout et faillit retomber aussi sec. Ses jambes ankylosées ne la soutenaient plus. Elle avait perdu l’habitude de vivre au ras du sol.

Elle retrouva son équilibre et articula distinctement, entre les lignes de pluie :

— On peut encore s’entendre.

L’instant d’après, l’épée était dans la main d’Ayumi. Naoko ne l’avait même pas vue dégainer. Elle en déduisit, simultanément, deux vérités. La muette n’avait jamais arrêté l’entraînement. Elle n’avait donc aucune chance contre elle.

Lentement, Ayumi abaissa sa lame à l’oblique. D’un geste, elle traça dans le sable plusieurs caractères kanji. Le folklore jouait à plein.

Naoko suivit les arabesques et lut : « Trop tard. »

La meurtrière rengaina, en respectant le mouvement traditionnel : pouce et index de la main gauche pinçant légèrement la lame à mesure qu’elle filait dans le fourreau. Naoko s’en souvenait : ses armes dataient du XVIIe siècle, de l’ère Genroku, période Edo. Un don de son père. Son sabre à elle n’avait pas la même valeur : soi-disant hérité de la famille paternelle, il n’était pas aussi ancien et sa ligne de trempe ne pouvait être comparée aux chefs-d’œuvre d’Ayumi.

L’ennemie désigna un rocher sombre en forme d’obélisque. Elles prirent ensemble cette direction, séparées d’une cinquantaine de mètres et accédèrent à une clairière de sable, délimitée sur la droite par des blocs noirs et sur la gauche par les pins de la forêt. Naoko suivait docilement : elle comprenait, sans surprise, qu’Ayumi avait tout prévu. Elles ne pouvaient s’affronter qu’ici, sur cette terre où elles avaient, jadis, mêlé leur sang au nom d’un pacte d’amitié irréversible.

Ayumi s’arrêta. L’ombre du granit absorbait sa chevelure et ses vêtements. Seul son visage se détachait à la manière d’un caillou blanc, coupé dans son tiers supérieur par la frange. Alors, elle eut ce geste que tous les samouraïs effectuent dans les films : dans sa main droite, une lanière se matérialisa. Elle en mordit une extrémité puis fit passer le cordon autour de ses deux épaules afin de maintenir ses manches retroussées.

Elles dégainèrent à la même seconde, s’assirent sur leurs talons puis dressèrent leurs sabres comme pour toucher leurs pointes. Depuis combien d’années Naoko n’avait-elle pas effectué ces gestes ?

Elles restèrent quelques secondes ainsi, lame contre lame. D’ordinaire, ces instants sont l’occasion de jauger son adversaire mais cela faisait vingt-cinq ans que Naoko jaugeait Ayumi — et elle s’était complètement trompée.

Elles se relevèrent dans le même mouvement. Le temps du kamaé — la garde, qui n’était pas attente mais déjà combat sous l’immobilité de surface. Ayumi commença à se déplacer latéralement. Naoko pivota, suivant l’axe de son adversaire. L’enseignement du niten est clair : au seuil du combat, l’épée devient une sorte d’antenne vibratoire, pressentant l’attaque, son angle, sa portée, son esquive…

In extremis, elle brandit son sabre et para le coup, plus soudain qu’une détonation. Puis un autre. Et un autre encore. L’instant suivant, elles étaient de nouveau en garde, à trois mètres de distance. Naoko comprit, rétroactivement, qu’elle n’était ni morte ni même touchée. L’éclat des épées avait explosé devant ses yeux. Les gouttes de pluie s’étaient transformées en étincelles. Elle n’avait rien anticipé. Rien analysé. Seuls ses réflexes l’avaient sauvée. La mémoire des muscles, des nerfs…

Ayumi avait repris son lent mouvement circulaire, mais cette fois le sabre armé, les deux mains au-dessus du crâne. Elle ressemblait à un juge, prête à départager les vivants et les morts. Naoko suivait la rotation, garde baissée. Elle éprouvait une chaleur, une sorte d’espoir à l’idée d’avoir survécu au premier assaut. Peut-être pouvait-elle résister mieux qu’elle aurait cru…

La muette esquissa un pas, Naoko recula : le signal. Elle libéra sa force. Elle sentit son ki partir du ventre et des hanches, fuser le long de ses bras jusqu’à saturer la lame d’intensité. Un coup. Deux coups. Trois coups. On ne pratique jamais plus de trois attaques : on n’a que deux jambes.

Elles reculèrent ensemble. L’odeur de l’acier chaud imprégnait l’air. Ayumi ne bougeait plus, toujours garde levée. Son silence était terrifiant. Au kenjutsu, on hurle. Le cri, le kiaï, est fondamental : il frappe au même titre que la lame. Mais Ayumi ne pouvait crier et cela lui donnait, paradoxalement, une force supplémentaire.