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Il en eut la certitude : la muette l’attendait là-bas.

Il descendit la pente puis s’engagea dans les eaux tièdes. Il s’apprêtait à nager mais il eut pied tout du long. Parvenu de l’autre côté, il glissa le kaïken dans sa ceinture et attrapa des touffes d’herbe denses comme une chevelure pour se hisser à terre. Il se retrouva sur un étroit chemin qui longeait la berge, encadré par les hampes des roseaux. Il s’ébroua et se redressa.

Ayumi se tenait sur le sentier, à cinq mètres devant lui. Elle brandissait son sabre, la lame barrant son visage en forme de lune glacée. Sa position rappelait les innombrables films d’arts martiaux que Passan avait visionnés. Il ne put retenir un sourire. Il allait mourir selon ses désirs les plus fous.

Il pensa au kaïken dans sa ceinture. Que pouvait-il faire contre un sabre de près d’un mètre ? Il se jeta dans les buissons. Se coula sous les lianes, les feuilles, les aiguilles. Il parcourut ainsi quelques dizaines de mètres, sans se relever, sans se retourner. Il n’entendait que le clapotis de la pluie et le sifflement du sabre derrière lui. La lame était là, rapide, meurtrière. Elle miaulait, gémissait, soupirait… Elle l’appelait.

Enfin, il s’extirpa des buissons, trébuchant et tombant sur le sol. Par réflexe, il se retourna. Ayumi empoignait son katana comme un pieu, pour lui crever le cœur. Il roula sur lui-même, sentit la terre se dérober sous son poids puis la tiédeur de la rivière l’absorber.

Il poussa sur ses jambes pour s’éloigner de la rive. Il lutta contre le courant, visage tourné vers la surface, gesticulant pour rester complètement immergé. L’enjeu : retenir son souffle jusqu’à se placer hors de portée d’Ayumi — à moins que la meurtrière ne le suive dans l’eau, mais il n’y croyait pas.

Quand ses poumons furent sur le point d’éclater, il sortit enfin la tête. Il fut accueilli par le souffle du sabre. Il n’avait pas réussi à s’éloigner assez : Ayumi était toujours là. Il replongea et opta pour la stratégie inverse, rejoignant la berge, s’enfouissant parmi les roseaux. Ayumi frappait à l’aveugle, saccageant les joncs, les iris des marais. Il ne bougeait plus, immergé jusqu’au menton, cramponné aux végétaux.

Il empoigna le kaïken, se disant qu’il pouvait sortir de l’eau à mi-corps et atteindre son adversaire aux jambes. Non. Avant même de tendre le bras, il serait décapité. Il plongea au contraire, buvant la tasse. Le courant l’emportait. Les racines entravaient ses gestes comme les muscles d’un lutteur prêt à l’étrangler.

À cet instant, ses pieds furent aspirés dans une cavité latérale. Un trou dans le flanc de la rive. Le sabre franchit la barrière des feuilles et lui arracha un morceau de cuir chevelu. Ce fut comme un signal : il se laissa partir dans le tunnel, espérant refaire surface plus loin. Il se retourna et nagea. Au bout de quelques brasses, il paniqua. Il allait mourir noyé dans ce cloaque. Il s’arc-bouta, palpa les parois pour rebrousser chemin. Impossible : le boyau s’était resserré. Le courant continuait de le pousser en avant.

Il se raisonna : s’il y avait du courant, cela signifiait qu’il existait une issue. Il songea à des veines — une circulation phréatique sous la terre, un réseau qui allait le propulser à l’air libre. Il tenta d’accélérer. En vain. À chaque seconde, le noir lui paraissait plus dense, plus profond, plus présent

Ses poumons se creusaient. Sa gorge se dilatait. La principale menace de l’apnée est la respiration réflexe. Passé un certain seuil, le système respiratoire se remet en marche, quelles que soient les circonstances.

Il allait ouvrir les lèvres…

Il allait…

Un rugissement explosa dans sa bouche. Une brûlure de vie déferla dans ses pectoraux. Le ciel. L’oxygène. Son cri se transforma en rire. Il se retourna et découvrit la berge de l’île, comme s’il était revenu à son point de départ. En réalité, il avait traversé la langue de terre par-dessous et avait gagné l’autre anse de la rivière.

Il se hissa et considéra le kaïken qu’il tenait toujours dans la main. Il s’enfouit de nouveau dans la forêt. Les plantes, les arbres, les lianes s’agitaient comme des algues sous la mer. Tout bruissait dans de grands drapés aquatiques. Lui-même se fondait dans ce monde vert et liquide. Il avait l’impression de ne pas être sorti de l’eau.

Il la découvrit de dos, qui découpait toujours la rive avec une obstination rageuse. Il ressentit une sourde jouissance à la voir ainsi, inconsciente du danger, en position d’infériorité absolue. Il s’approcha sans précaution particulière.

Cinq mètres.

Il tenait le kaïken braqué.

Trois mètres.

Il avait l’impression de percer chaque membrane végétale comme une épée déchire la chair de l’ennemi.

Un mètre.

Ayumi se retourna et arma son bras. Il n’eut que le temps de bondir en arrière. La lame s’abattit. Il fut éclaboussé de sang mais ne ressentit aucune douleur. Surtout : le kaïken n’était plus dans sa main. Il leva les yeux : la Japonaise ne bougeait plus, bras droit perpendiculaire au corps, lame parallèle au sol. Elle paraissait stupéfaite.

Un bouillon de sang jaillit de ses lèvres.

Le kaïken était enfoncé dans sa poitrine, au-dessus du sein gauche. Le temps qu’elle déploie son sabre, Passan l’avait planté dans un mouvement réflexe. Il tomba à genoux et la regarda osciller au-dessus de lui avant qu’elle ne s’effondre à son tour. Le sang continuait de couler de sa bouche, de son nez, se mêlant à l’eau de pluie. Elle lâcha son sabre et tendit les mains vers lui. Il les saisit et songea qu’elle avait porté ses enfants. Il la retint ainsi : dos droit, nuque cambrée, assise sur ses talons. Position seiza.

Il discernait dans son regard des ténèbres inaccessibles, qu’aucune pluie ne pourrait jamais laver. En même temps, quelque chose d’enfantin perdurait sous la frange. Une détresse qu’il aurait voulu sauver du désastre. Le corps de la femme céda comme un arbre scié. Il serra ses doigts mais Ayumi s’affaissa dans une flaque de boue.

Il se releva. Sans réfléchir, il enjamba le cadavre, franchit le sentier et se glissa à nouveau dans la rivière. Lentement, il rejoignit l’autre rive. Il traversa la forêt, à l’aveugle, sans la moindre conscience du chemin qu’il prenait.

Au bout d’une éternité, il découvrit la plage. Naoko était toujours là, adossée au rocher.

Il perçut en même temps, à travers le grondement du ressac, le moteur du bateau qui revenait vers l’île. Hagard, il marcha jusqu’à sa femme et s’effondra à ses côtés. Il ne trouva rien à dire mais sa présence se passait de commentaire : il ne pouvait y avoir deux survivants au combat.

Naoko se redressa et le serra dans ses bras. La violence de l’étreinte le surprit. En même temps, il y discerna une douceur comme il n’en avait pas connu depuis des années.

— Ie ni kaerimasyou, murmura-t-elle.

Il n’avait jamais compris le japonais, il ne le comprendrait jamais. Pourtant, par un miracle inexplicable, il devina la signification de ces quelques mots.

Naoko avait dit, il en était certain :

— On rentre à la maison.