Eleonore se dit qu’elle avait trop d’imagination. Pourtant son malaise s’accentuait.
— À quel hôpital est-elle ? demanda Winnie.
— À l’Amiri Hospital, chambre 321.
Winnie nota rapidement le renseignement, acheva son vichy et se leva.
Elle s’arrêta devant le Dow – ancienne barque de pêche – qui ornait le hall de l’hôtel. Les derniers pourrissaient au soleil dans l’ancien port. Depuis le pétrole, les Koweitis ne pêchaient plus.
— Je vous téléphonerai dès que je l’aurai vu, assura-t-elle. Comptez sur moi.
Elle embrassa Eleonore, serrant son corps contre le sien comme un homme aurait pu le faire.
Eleonore Ricord n’eut qu’à traverser la rue pour regagner l’ambassade. Le cœur un peu serré. Dans la chasse au tigre, le rôle le plus risqué était toujours dévolu à la chèvre. Surtout lorsqu’elle était humaine.
Chapitre V
La pluie fine qui tombait sans interruption depuis le matin faisait ressembler Koweit à Zurich. De la Chevrolet garée sur le terre-plein de l’avenue Al Khalij al Arabi, en face de l’entrée principale de l’Amiri Hospital, Malko pouvait voir des vagues de quatre mètres de haut venir se briser sur la plage. Il avait presque envie de mettre le chauffage, tant la température s’était rafraîchie. Il pensa aux malheureux Bédouins sous leur tente, dans le désert.
Avec soin, il vérifia le chargeur de son pistolet extraplat : des balles explosives. Il risquait de se heurter à des adversaires armés d’armes automatiques et devait les mettre hors de combat immédiatement… La culasse de l’arme claqua avec un bruit rassurant. Il tourna la tête vers les fenêtres du service « chirurgie » du Amiri Hospital : presque toutes éteintes : il y avait à Koweit un hôpital pour quatre-vingts habitants, aussi ils étaient aux trois quarts vides. Ce qui valait peut-être mieux car les médecins avaient des connaissances très approximatives, les infirmières étaient Hindoues ou Palestiniennes. Recrutées au petit bonheur.
Il fixa la fenêtre du troisième étage, derrière laquelle se trouvait Marietta.
Et Eleonore Ricord.
Sans le sheikh Sharjah, il n’aurait jamais pu réaliser son plan. L’idée était simple : si Winnie avait rapporté à son mari la conversation, les Palestiniens allaient tenter de liquider Marietta pour l’empêcher de parler. En envoyant un ou plusieurs tueurs à l’hôpital. Et en se découvrant.
Le sheikh Sharjah avait accepté de faire changer Marietta de chambre, de façon à ce que sa fenêtre donne sur l’extérieur et que Eleonore vienne s’installer dans sa chambre, l’heure des visites terminée.
Malko pensait qu’ils ne tenteraient pas une action en force contre l’hôpital, pour ne pas humilier les Koweitis, mais plutôt une exécution discrète. Mais, à tout hasard, Richard Green attendait dans une autre voiture garée dans Al-Mubarak Street, sur l’autre face de l’hôpital. Le chef de station de la CIA avait dans sa voiture une carabine Martin à répétition, qu’il utilisait d’habitude pour la chasse aux gazelles dans le désert, mais qui irait parfaitement pour les Palestiniens. Les deux voitures étaient reliées par téléphone. Eleonore Ricord disposait d’un talkie-walkie ainsi que Malko. Si plusieurs tueurs se présentaient, Malko et Richard Green interviendraient avant qu’ils puissent frapper.
Malko espérait que ce serait un homme seul que la présence d’Eleonore mettrait en fuite et qu’ils pourraient suivre… Car l’arrêter ne servirait à rien. Il pensa à la jeune vice-consul, seule dans la chambre avec Marietta. Il fallait qu’elle ait les nerfs solides…
Heureusement, il n’y avait qu’une entrée. Le ou les assassins ne viendraient sûrement pas à pied. Koweit était aussi inhospitalier aux piétons que la Californie.
Eleonore Ricord n’entendait que les battements de son cœur. Assise dans le noir, elle essayait de maîtriser sa nervosité. Elle plongea la main dans son sac et en sortit un petit « 38 » noir au canon de 2 pouces. Un « 357 » Magnum qui pouvait faire exploser le cœur d’un homme à vingt mètres. À pas de loup, pour la dixième fois, elle se dirigea vers la porte et écouta. Rien.
Marietta dormait, assommée par les calmants. Sa tête disparaissait sous les bandages. On ne voyait que quelques mèches de cheveux blonds et les longues mains blanches étendues sur la couverture. Elle garderait une affreuse cicatrice en dépit des efforts du chirurgien égyptien qui l’avait opérée, « recollant » le morceau de joue arrachée. Mais elle était encore trop assommée pour s’en rendre compte. Eleonore Ricord s’approcha de la fenêtre et regarda en bas la Chevrolet de Malko pour se rassurer.
À son cou, pendait le talkie-walkie. La Noire aurait préféré ne pas être seule. Plus les heures passaient, plus le silence devenait pesant… Elle frissonna de froid et d’anxiété. Cette soirée était interminable… Soudain, elle réalisa une chose étrange : il n’y avait plus AUCUN bruit à l’étage.
Comme si l’hôpital Amiri s’était vidé d’un coup, n’était plus qu’un vaisseau fantôme ! Même après les visites, elle avait entendu les allées et venues des infirmières dans le couloir. Toutes Palestiniennes. Elle revint à la porte, inspecta le couloir vide. Les portes des chambres voisines étaient grandes ouvertes, car elles n’étaient pas occupées.
À pas de loup, elle alla jusqu’à la pièce des infirmières. Vide aussi. Le réduit des femmes de ménage : vide… Elle inspecta dix mètres plus loin. À part deux ou trois autres malades, elle était seule à l’étage.
Un bruit la cloua tout à coup sur place. L’ascenseur. Pétrifiée, elle entendit la cabine s’arrêter à l’étage, les grilles coulisser en grinçant.
Le plus vite qu’elle le put, elle regagna la chambre, referma la porte, s’assit dans le noir, le « 357 Magnum » dans la main droite, la main gauche sur le bouton électrique.
Malko ne quittait pas des yeux la fenêtre de la chambre de Marietta Ferguson. Trois minutes plus tôt, un taxi avait stoppé devant l’hôpital. Son passager, un homme entre deux âges, aux cheveux gris, habillé à l’européenne, était entré et avait disparu dans le hall. Le taxi était toujours là. Ce qui signifiait que la visite serait courte. Cela pouvait n’être qu’un médecin ou un visiteur tardif. Ou un tueur.
À tout hasard, Malko manœuvra pour placer la Chevrolet derrière le taxi. Il hésita, conscient soudain de l’énorme responsabilité qu’il prenait.
Et si le tueur liquidait Marietta Ferguson et Eleonore Ricord… Mais en l’interceptant « avant », il perdait le bénéfice de l’opération…
Eleonore Ricord, le cœur dans la gorge, tendit le bras, visant la porte. Il y avait eu des pas légers dans le couloir. Qui s’étaient arrêtés devant la porte. Il y avait une éternité, lui semblait-il. Tout à coup, elle se retint de crier : le battant avait grincé légèrement… La personne qui se trouvait dans le couloir était en train d’ouvrir, s’efforçant de faire le moins de bruit possible.
Elle distingua un rai plus clair dans la pénombre. Le battant était entrebâillé de quelques centimètres. Le visiteur inconnu inspectait la chambre. Le sang battait dans les tempes d’Eleonore comme un torrent. Elle crut qu’elle allait se mettre à hurler.
Nouveau grincement : le battant s’ouvrait encore. Eleonore devina plus qu’elle ne la vit la silhouette qui venait de se glisser dans la chambre. Le lit ne se trouvait qu’à cinq mètres. Instinctivement, Eleonore Ricord appuya sur le bouton électrique. En une fraction de seconde elle photographia la scène. Un homme pas très jeune, le front dégarni, une moustache grise, de taille moyenne. Dans la main droite, il tenait un bistouri d’acier au reflet bleuâtre.