Ensuite, tout se passa très vite. L’inconnu se retourna brusquement. Une fraction de seconde, Eleonore et lui demeurèrent figés… Puis l’intrus jeta violemment son bistouri en direction de la jeune Noire et battit précipitamment en retraite. Instinctivement, Eleonore appuya sur la détente du « Magnum », au moment où le bistouri la frappait au poignet. La balle s’enfonça dans la cloison, faisant jaillir le plâtre… Marietta, réveillée en sursaut, hurla de terreur. De son œil valide, elle fixa Eleonore d’un air terrifié, essaya de parler. La Noire se précipita pour la rassurer.
— Tout va bien, affirma-t-elle, tout va bien.
Ce n’était pas absolument évident… Eleonore hésita. Mais les ordres de Malko avaient été formels : ne pas bouger de la chambre. Si l’agresseur ne sortait pas de l’hôpital, Eleonore l’identifierait. S’il était venu de l’extérieur, Malko se trouvait en bas avec Richard Green…
Sans lâcher son arme, Eleonore appuya sur le bouton du talkie-walkie, le cœur battant la chamade.
— Il est venu, annonça-t-elle, il est venu.
L’homme à la moustache grise refranchit la porte de verre du Amiri Hospital en marchant rapidement Malko avait entendu la détonation, vu la lumière s’allumer. La voix d’Eleonore Ricord confirma ses présomptions.
— Vous et Marietta êtes OK ? demanda-t-il anxieusement.
— Oui, fit la Noire.
Déjà Malko tapait le numéro de la Cadillac de Richard tout en démarrant derrière le taxi.
— J’ai le contact, annonça-t-il. Un homme seul dans un taxi. Nous partons vers le Hilton.
Le taxi filait sur l’avenue déserte, vers l’est. Trois minutes plus tard, il tourna à droite dans Sour Road, passant devant l’ambassade d’Angleterre.
Ils faisaient le tour de Koweit, Sour Road étant parallèle au 1er Ring. Malko se demandait comment cela allait se terminer. Les ronds-points défilaient à toute vitesse. Ils abordèrent Jahra Gâte, le rond-point précédant le Sheraton, tournèrent à droite dans Fahd Al Salem, la grande rue commerçante.
Les arcades commerçantes étaient sombres et désertes. La seule lumière venait du commissariat où veillait un policier en noir.
Le taxi remonta à toute vitesse, passa de justesse le feu à l’orange, au croisement de Fahd Al Salem et Hilali Street, et tourna à gauche, allant vers la mer.
Malko stoppa au rouge. Il allait brûler le feu après s’être assuré qu’aucun véhicule ne coupait le croisement quand il vit le taxi arrêté au début de Hilali Street, en face des cinq étages blanc sale de l’Hôtel Phoenicia, qui occupait le coin des deux artères.
Le taxi repartit au moment où le feu passait au vert Malko, au moment où il démarrait, vit le tueur s’engouffrer dans une petite porte surmontée d’un néon rouge. Il vint s’arrêter à son tour en face. Le néon annonçait : Night club… Il sortit. La Cadillac de Richard Green vint à son tour se ranger silencieusement le long du trottoir.
— J’ai failli vous perdre, dit l’Américain.
— Il est entré là-dedans, répliqua Malko.
Richard Green regarda la façade de l’hôtel.
— Le Phoenicia est le quartier général des Palestiniens de passage, remarqua-t-il. Quant à cette boîte, c’est l’unique de Koweit…
— Attendez ici, dit Malko, je vais aller voir ce qui se passe en bas. Il risque de vous connaître, pas moi.
Il lui décrivit tant bien que mal l’inconnu aperçu fugitivement à l’hôpital, puis entra.
Le petit hall était couvert de photos de pulpeuses danseuses orientales. Malko s’engagea dans un escalier étroit menant à un sous-sol d’où venait de la musique.
Il déboucha dans une salle au plafond bas, aux murs rouge sombre, peu éclairée. Un bar se trouvait juste devant l’escalier. Presque toutes les tables étaient vides. À sa gauche il y avait une petite scène, vide aussi. Quatre Japonais achevaient de dîner dans un coin. Malko examina le reste de la salle et son regard fut attiré par un reflet de paillettes dans un coin derrière la scène. L’homme qu’il avait suivi était là, en face d’une jeune Arabe très typée, le visage encadré d’une cascade de cheveux noirs, perchée sur des talons immenses, vêtue en tout et pour tout d’un soutien-gorge pailleté doré et d’une curieuse jupe ultra mini se prolongeant par des franges jusqu’au sol. Sûrement pas une honnête femme.
Un garçon s’approcha de Malko.
— Une table, Sir ? Le spectacle va commencer.
Avant que Malko ait eu le temps de répondre, le tueur revint vers lui, le frôla avec indifférence et s’assit sur un des tabourets du bar… C’était un homme d’une cinquantaine d’années avec une petite moustache grise, un visage banal qui pouvait être européen.
— Je crois que je vais rester, dit Malko au garçon ravi.
Il n’y avait pas plus de quinze clients dans la salle.
Tous étrangers. Malko choisit une table en face de la scène, d’où il pouvait également surveiller la porte, et commanda un double Perrier. Seule folie autorisée par la loi.
Le roulement de tambourins s’arrêta net. Les Japonais avaient posé leurs fourchettes. Depuis cinq minutes, les trois musiciens jouaient en sourdine, installés dans un coin de la scène.
— Miss Amina, from Cairo, annonça d’une voix gutturale un des musiciens.
Nouveau roulement de tambourins.
Et d’un bond, la fille arriva sur scène. Superbe. Malko la détailla tandis qu’elle commençait à onduler sur place, juste en face de lui.
Bien que son visage rond aux grands yeux noirs en amande et à la large bouche presque trop grande soit très jeune, elle avait un corps de femme ; ses seins débordaient des paillettes, les hanches lourdes se détachaient d’une taille incroyablement mince. À travers les franges de la jupe, on devinait des cuisses charnues et fuselées.
Elle était pieds nus. C’était la fille que Malko avait vue un quart d’heure plus tôt avec le tueur.
Elle commença à évoluer, dans un déhanchement endiablé et syncopé, au rythme des tambourins. Se rapprochant peu à peu de Malko. Si près qu’il put sentir le parfum bon marché dont elle avait dû s’arroser. Maintenant le ventre rond ondulait à quelques centimètres de son visage, volontairement provocant.
Elle ondulait sur place, offrant puis dérobant sa croupe, faisant tournoyer ses hanches, un sourire mécanique sur ses traits figés, symbole de plaisir venu du fond des temps. Les Japonais contemplaient d’un œil torve cette superbe femme inaccessible…
Malko tourna machinalement la tête vers le bar, pour vérifier que l’inconnu était toujours là. Juste au moment où la pulpeuse Amina mimait un orgasme endiablé à dix centimètres de son visage.
Le regard du tueur croisa le sien et un bref éclair de surprise le traversa. Malko comprit instantanément qu’il avait commis une erreur : il fallait une raison sérieuse pour qu’il préfère regarder un inconnu au bar plutôt que les évolutions d’Amina. Furieux, il revint aux paillettes qui tressautaient toujours devant lui. Amina virevolta et partit s’attaquer aux Japonais qui l’accueillirent avec des rires niais et gênés.
Elle tourbillonna un peu plus loin, fit face de nouveau à Malko puis, sans s’arrêter de danser, adressa un petit geste amical et un vrai sourire à quelqu’un derrière son dos.
Il se retourna. Juste à temps pour voir le tueur s’engouffrer dans l’escalier. Laissant son verre plein sur le bar, Malko en renversa presque sa table ! Mais un des garçons surgit devant lui, obséquieux et quand même ferme.