Cela sembla consoler un peu la call-girl qui sécha ses larmes en reniflant.
— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Qui est le sheikh Sharjah ? Que s’est-il passé hier soir. J’ai été réveillée par un coup de feu. J’ai peur.
— Vous n’avez plus rien à craindre. Vous avez été mêlée par hasard à une histoire très dangereuse. Mais c’est fini. Je reviendrai vous voir.
Il se leva, se pencha sur le lit pour lui baiser la main, sortit, suivi de Richard Green qui semblait énorme dans la petite chambre. Dès qu’ils furent dans le couloir, l’Américain remarqua :
— Je crois que ce n’est plus la peine de la faire garder…
— Effectivement, dit Malko. Je suppose que si Marietta avait révélé quelque chose à Winnie, elle l’aurait liquidée elle-même ou ordonné une tentative. Maintenant, elle ne craint plus rien. Il faudra dire à Sharjah de retirer ses hommes.
— À propos de Sharjah, dit l’Américain, il doit nous attendre depuis une heure… au Palais de la Paix ?
— C’est l’O.N.U. locale ?
Richard Green daigna sourire.
— Non, Juste un grand truc qu’ils ont construit à coup de marbre et d’or pour les visiteurs de choix.
Le visage rond et noiraud du sheikh Abu Sharjah s’éclaira en voyant Malko et Richard Green. Appuyé à sa Buick garée dans le jardin du Palais de la Paix, il fumait une de ses éternelles cigarettes.
— J’étais inquiet, dit-il. Je pensais qu’il vous était arrivé quelque chose.
Les Koweitis sont ponctuels comme des Zurichois.
Le Palais de la Paix, érigé au milieu d’un superbe jardin, ressemblait à une mosquée avec son énorme dôme circulaire et ses ouvertures en ogive… L’autre face donnait sur le golfe Persique.
— D’habitude, expliqua le sheikh Sharjah, nous ne logeons que les chefs d’État dans ce bâtiment, mais mon oncle l’émir a tenu à ce que Mr. Kissinger y couche, étant donné sa grande renommée.
Si Nixon apprenait cela, se dit Malko, cela le ferait grincer des dents. Ils pénétrèrent dans un hall circulaire qui avait l’intimité d’une cathédrale gothique, dont l’autel aurait été remplacé par d’immenses jets d’eau. Le lustre qui se balançait au-dessus de leurs têtes aurait suffi pour éclairer une ville moyenne…
— C’est la pièce pour méditer, commenta Abu Sharjah.
Un vrai appel à la mégalomanie. Un chef d’État ne pouvait avoir que des rêves grandioses… Cela ruisselait de marbre, de mosaïques, de marqueterie. On devinait encore la patte d’architectes égyptiens obsédés par les pyramides. Tout autour du hall gigantesque s’ouvraient des salons hideusement meublés, tous semblables…
— Allons voir les chambres, proposa le sheikh.
Ils montèrent un escalier monumental, traversèrent d’interminables couloirs et arrivèrent dans ce qui sembla à Malko être un court de tennis tendu de velours rouge…
— Ce sera la chambre de Mr. Kissinger, annonça modestement le sheikh. Nous venons de la refaire après le passage du président pakistanais.
Malko s’approcha des fenêtres : elles donnaient sur le golfe Persique. Aucun vis-à-vis.
De ce côté-là, au moins, Henry Kissinger serait tranquille. Déjà Sharjah l’entraînait vers ce qui lui parut être la réplique des Thermes de Caracalla. Une immensité de marbre et d’or où il y avait même peut-être de l’eau…
— Vous croyez que cela plaira au Secrétaire d’État ? demanda anxieusement le sheikh.
— Sûrement, si vous ajoutez quelques esclaves nubiles ou circassiennes, fit Malko. Sinon le Secrétaire d’État risque de se sentir un peu seul…
— À côté, il y a la chambre de Mme Kissinger, continua le sheikh.
— Mme Kissinger ne fait pas partie du voyage, coupa Richard Green.
— Ah !
Le sheikh Sharjah était visiblement déçu. Malko se hâta de le rassurer.
— Le Secrétaire d’État voyage d’habitude avec son harem, expliqua-t-il. C’est la raison pour laquelle il ne se déplace qu’en Boeing « 707 »…
Abu Sharjah ne mit que trois secondes à éclater de rire. Il poussa Malko du coude.
— Je m’occuperai de cela… Le Secrétaire d’État sera bien traité…
Richard Green prit l’air choqué et se caressa la barbe.
Il se demandait vraiment ce qu’ils faisaient là. Le seul endroit où il aurait aimé voir Henry Kissinger coucher était une chambre forte dont il aurait eu la clef…
— Le Secrétaire d’État sera sûrement heureux d’être l’hôte du Palais de la Paix, dit-il, à condition de ne pas servir de cible aux Palestiniens.
Sharjah le fixa de ses bons gros yeux proéminents.
— M. Green m’a dit que vous aviez laissé échapper l’agresseur de Miss Marietta. C’est regrettable. Cela va être très difficile d’agir, dit-il avec réticence. Même si nous sommes persuadés que Winnie Zaki a averti ce tueur. Abdul Zaki est très puissant. Notre oncle l’émir lui fait l’honneur d’écouter ses conseils parfois.
Richard Green murmura une obscénité à propos de l’émir que Sharjah s’appliqua à ne pas entendre. Voyant l’air soucieux de l’Américain, il le prit par le bras, protecteur et rassurant :
— Ne craignez rien. Je réponds de la sécurité du Secrétaire d’État. Même si vous n’identifiez pas les terroristes…
— Pourriez-vous au moins surveiller Abdul Zaki ? demanda Richard Green.
Sharjah eut un geste fataliste.
— Bien sûr ! Mais c’est délicat. Et il doit se méfier.
Son visage s’éclaira brusquement.
— Je donne demain une petite fête dans mon bungalow de la zone neutre, dit-il. Voulez-vous être mes hôtes ?
Richard Green ne dissimulait pas son agacement.
— Ce serait avec plaisir, Excellence, dit-il, mais je suis au régime…
Le sheikh se tourna vers Malko, vexé. En bon Bédouin, il ne comprenait pas qu’on puisse refuser un banquet.
— Et vous, vous n’avez pas de régime ?
Malko sourit :
— Non. Je viendrai avec plaisir… (Il hésita.) Si j’osais, je vous demanderais bien une faveur.
Sharjah écarta ses petites mains boudinées en un geste signifiant sa bonne volonté.
— Tout ce que vous souhaitez !
— Hier soir, j’ai vu une fantastique danseuse orientale au night-club du Phoenicia, une certaine Amina. Ne pourriez-vous la faire venir ?
Le sheikh Sharjah s’étrangla de joie.
— Rien de plus facile ! Je vais téléphoner tout de suite…
Il s’engouffra dans la Buick et se mit à taper frénétiquement les touches de son téléphone… Puis il eut une courte conversation en arabe, raccrocha et fit face à Malko, de la joie plein ses gros yeux.
— C’est arrangé ! Je vous enverrai une voiture demain matin à neuf heures au Sheraton. Nous nous baignerons. J’ai une piscine chauffée.
Il remonta dans la Buick, tout guilleret, démarra en trombe et disparut. Richard Green frottait sa barbe d’un air furieux.
— Si seulement il mettait un peu d’enthousiasme à nous aider ! fit-il. Vous savez ce que c’est sa « petite fête » ? Il se marie, comme tous les jeudis !
— Pardon ? fit Malko croyant avoir mal entendu.
— Il se marie, répéta Richard Green. Cette vieille fripouille adore la chair fraîche. Vous savez que les musulmans ont droit à quatre femmes…
— Sharjah en a une vraie. Et presque chaque jeudi, il en épouse une autre dont il divorce le samedi, en lui faisant un somptueux cadeau…
— Ce sont des Égyptiennes, des Yéménites ou des Saoudiennes, ravies d’avoir été remarquées par un personnage aussi puissant. Et lui passe un bon week-end…