Un jour, il lui laissa remplacer une danseuse malade. Les spectateurs, fascinés par la beauté d’Amina, ne s’aperçurent nullement de son infirmité. Il lui suffisait de surveiller les gestes des musiciens… Tout était inscrit dans son cerveau comme une bande magnétique d’ordinateur.
Elle s’était entraînée, recréant sa propre musique intérieure et, peu à peu, était devenue la meilleure danseuse du Koweit. Sans avoir jamais entendu une note de musique…
Il leur fallut une bonne demi-heure pour parvenir aux arcades de Fahd al Salem Street. Malko entra discrètement derrière les deux femmes, pour ne pas les gêner. Sa présence, de toute façon, ne risquait pas d’éveiller des soupçons. Il n’était qu’un étranger reconnaissant récompensant une putain. L’immense boutique, sur deux étages, était pleine à craquer de Koweities, se bousculant autour des modèles de tous les couturiers parisiens. Une Koweitie riche qui mettait deux fois la même robe était déshonorée à vie… Les plus aisées achetaient une robe par jour, les livraisons se faisant de Paris par avion deux fois par semaine.
Très vite Amina et Dinah disparurent sous un amoncellement de robes, de pantalons, de chemisiers. Amina jetait de temps en temps un regard inquiet à Malko. Ne croyant pas à son bonheur. Elle semblait lui avoir définitivement pardonné son expérience du vendredi précédent.
Elle ressortit d’une cabine d’essayage arborant un chemisier de dentelle noir deux tailles trop petites pour elle, provoquant à faire abandonner sa foi à un Saoudien !
Désolée, elle contempla dans la glace ses seins qui pointaient à travers la dentelle, appela le vendeur, qui se confondit en excuses. C’était un modèle dont ils n’avaient reçu qu’un exemplaire, il n’y avait rien de plus grand.
Amina se décida quand même, l’ajouta au tas, et Dinah lui dit qu’il n’avait plus qu’à payer. Ce qu’il fit, sous le regard émerveillé d’Amina qui se redrapa dans son abaya.
Ils se retrouvèrent sous les arcades, et Malko jugea qu’il était temps de passer aux affaires sérieuses. Les comptables de la C.I.A. admettraient qu’il offre une garde-robe à une danseuse du ventre sourde-muette, à condition que ce soit utile.
— Je voudrais vous emmener déjeuner toutes les deux au Sheraton, proposa-t-il.
Dinah traduisit. Amina prit l’air effrayé, remua ses doigts frénétiquement.
— Pas en abaya.
C’était un comble.
— Elle pourrait se changer dans ma chambre, suggéra Malko.
Refus d’Amina, encore plus effrayée. Jamais elle n’oserait monter au Sheraton avec un homme.
— Et la Pizzeria du Hilton ? suggéra Malko.
Cette fois, Amina accepta. Il n’y avait plus qu’à retraverser Koweit au milieu des embouteillages de midi.
Amina aspirait ses spaghettis comme une Napolitaine, ne s’interrompant que pour adresser un sourire ravi à Malko ou pour « pépier » avec Dinah. Malko se dit qu’il avait assez préparé le terrain. Il se pencha vers l’interprète.
— Lorsque je l’ai vue, au night-club, elle était en compagnie d’un homme à moustache assez âgé. C’est son fiancé ?
Traduction. Sourire confus. Gymnastique endiablée des doigts.
— Non, c’est l’ami de son fiancé. Il est trop vieux.
Malko se tortura le cerveau pour continuer son interrogatoire sans effaroucher la danseuse. Et ce n’était pas les flots de Pepsi-Cola qui allaient lui faire perdre la tête.
— Est-ce que je pourrai revoir Amina ?
Traduction. Regard effrayé.
— Son ami est jaloux comme un Irakien.
— Il devrait l’épouser, dit Malko. C’est imprudent de laisser seule une aussi jolie fille qu’elle.
Le regard d’Amina se voila tandis qu’elle tricotait sa réponse : le fiancé ne pouvait pas l’épouser, il était Palestinien, n’avait pas de travail et passait son temps à militer… Mais il l’épouserait quand la guerre contre Israël serait gagnée et l’emmènerait dans son pays, la Palestine.
Cette fois, Malko se dit qu’il brûlait. Mais c’était encore insuffisant. D’un ton détaché, il continua :
— L’ami de son fiancé est Palestinien aussi ?
Amina tricota aussitôt.
— Oui, traduisit Dinah, c’est un journaliste connu, Salem Bakr. Il est en train de créer un nouveau journal. Si cela marche, il pourra peut-être employer le fiancé d’Amina.
Malko s’efforça de ne pas extérioriser sa jubilation. Le nom était gravé en lettres de feu dans sa tête. Maintenant, il ne manquait plus que l’opération de dégagement. Il paya et ils sortirent du Hilton. Il n’y avait plus qu’à raccompagner Amina à Sulimiya, trois ou quatre kilomètres au sud.
Ils s’installèrent dans la voiture, et il donna l’adresse du Sheraton. Tandis qu’ils roulaient le long du golfe Persique, Amina recommença à « parler ». Dinah traduisit :
— Amina voudrait vous remercier pour les robes.
— Comment ? demanda Malko.
Tricotage pudique.
— Demain soir, si vous venez au night-club du Phoenicia, elle dansera pour vous.
Malko promit de venir. En le quittant, Amina lui serra la main très fort. Il la regarda s’engouffrer dans son immeuble lépreux, encombrée de ses paquets. Maintenant, le travail vraiment dangereux allait commencer.
Les Palestiniens avaient montré qu’ils étaient prêts à tuer pour protéger leur complot.
Richard Green fourragea dans sa barbe nerveusement. Ses yeux gris très enfoncés étaient en perpétuel mouvement. Bien qu’il se nourrisse pratiquement de café noir sans sucre, il semblait enfler à vue d’œil, ce qui le mettait d’une humeur de dogue. L’anxiété. Il restait treize jours avant l’arrivée de Henry Kissinger. Il prit sur son bureau une feuille de papier et la parcourut des yeux.
— Voilà. Salem Bakr. Palestinien. Activiste. Membre du Fatah. En train de fonder un nouveau quotidien avec des capitaux libyens. Habite ici depuis quinze ans. Très bien considéré. Cela va être difficile de s’en occuper sans Sharjah…
— Si nous mettons Sharjah dans le coup, objecta Malko, il risque d’agir comme un éléphant dans un magasin de porcelaine… Ou de ne rien faire. Tout ce que nous avons contre Bakr, c’est la tentative d’élimination de Marietta. Avec comme seuls témoins, nous. Il niera, et cela ne nous mènera à rien.
— Mais sans Sharjah, que pouvons-nous faire ?
— Continuer avec Amina. Tout en le surveillant, lui. Puisque son amant connaît Bakr, il y a des chances qu’il appartienne au groupe qui nous intéresse. Si nous apportons à Sharjah le nom de tous les suspects, il sera peut-être obligé d’agir.
L’Américain se rassit dans son fauteuil, découragé.
— Bien sûr, il ne veut pas que l’émir perde la face. Mais il ne peut agir de front contre les Palestiniens. Surtout quand ils n’ont encore rien fait. Nous sommes obligés de lui amener des preuves, des faits précis… Et nous ne savons ni ce qu’ils préparent ni leur identité.
Malko le savait. À part le sheikh Sharjah, personne ne lèverait le petit doigt pour l’aider. Il n’était que la barbouze tolérée d’un pays impérialiste ennemi des Palestiniens.
— Attendons demain soir, proposa Malko ; si je ne parviens pas à un résultat avec Amina, nous saisirons officiellement le sheikh Sharjah.
Richard Green fit la grimace. La lenteur de cette enquête l’exaspérait.