Blessé de ce refus muet, le prince embraya brutalement et jaillit sur le freeway bordé de lauriers-roses. Jafar resta quelques secondes immobile, puis cracha et referma la grille.
Le freeway montait vers le nord, parallèle à la côte. Koweit City était à une dizaine de kilomètres. Les maisons des Koweitis riches, comme le prince Saïd, se trouvaient entre le ruban goudronné et la mer, afin de profiter de la faible brise du golfe, l’été.
Trois kilomètres plus loin, le prince passa devant l’épave d’une Buick bleue, gisant sur le bas-côté du freeway. Quelques mois plus tôt, son propriétaire, ayant coulé une bielle, avait préféré en acheter une neuve plutôt que de s’infliger le tracas d’une réparation. Au Koweit, il y avait une voiture pour trois habitants, vieillards, nouveau-nés, demeurés et ivrognes compris. À côté, la Californie était un État de piétons… Il fallait bien dépenser les royalties de la Koweit Oil Company. Minuscule éponge gorgée de pétrole, coincée entre l’Irak inhospitalier et l’immense Arabie Saoudite, le Koweit était le pays le plus riche du monde…
Tout en conduisant, le prince Saïd décrocha le téléphone de son tableau de bord et tapa rapidement un numéro… Presque toutes les voitures des Koweitis étaient équipées d’un téléphone ultramoderne, à touches, dont l’usage était d’ailleurs gratuit. À sa gauche, le désert défilait, monotone et jaunâtre… D’énormes camions arrivaient d’Irak et descendaient vers l’Arabie Saoudite sur l’autre piste du freeway.
Une voix de femme parla dans l’écouteur. Le Koweiti sourit tout seul de satisfaction et dit aussitôt.
— Ici, le prince Saïd Al Fujailah. Je vous attendrai dans une demi-heure au souk aux femmes.
— Vous avez appris quelque chose ? demanda la femme.
Elle avait une voix agréable, basse et chaleureuse, qui chatouillait agréablement les terminaisons nerveuses du prince.
— Bien sûr, dit-il, sinon, je ne vous donnerais pas rendez-vous.
Ce qui était honteusement faux : il l’aurait vue pour une autre raison très précise.
Il raccrocha, faisant un brusque écart pour éviter un chameau qui traversait le freeway et jura contre le saint nom d’Allah.
Les buildings du centre de Koweit City se découpaient dans le lointain, auréolés de fumée. On polluait déjà comme dans un pays occidental. L’agglomération, en forme de croissant immense, cernée par la mer à l’ouest et au nord, était un magma de terrains vagues, de cubes de béton baptisés pompeusement villas par les architectes égyptiens, de buildings modernes déjà décrépis, de cahutes ocre. Les bulldozers de l’émir avaient rageusement rasé les ruelles de la vieille ville pour effacer le souvenir honteux de la pauvreté.
Çà et là se dressaient d’étranges constructions dues au caprice d’un émir milliardaire : la copie du château de Versailles ou celle de la Maison-Blanche…
En approchant du centre de Koweit, la circulation devenait plus intense. Le prince Saïd coupa successivement le quatrième, le troisième et le second ring, puis tourna à gauche, dans le premier, allant vers l’ouest. Les « rings » étaient de larges boulevards enserrant la ville concentriquement, le premier marquant la limite du centre, leurs deux extrémités se perdaient dans des faubourgs populeux, à l’est et à l’ouest, les Koweitis s’étant regroupés entre le second et le troisième ring, à mi-chemin du port et du centre.
Bien entendu il n’y avait jamais eu aucun plan d’urbanisation : les maisons poussaient au petit bonheur la chance.
Le prince Saïd tourna à droite dans Cairo Street, salué respectueusement par un policier en uniforme noir… La ville était semée de grands ronds-points à l’anglaise, merveilleux générateurs d’embouteillages. Mais le prince conduisait toujours ses voitures lui-même comme la plupart des Koweitis. C’était bon pour les Libanais d’avoir des chauffeurs. Ou pour les femmes. Même le tout-puissant émir conduisait lui-même.
L’énorme et hideuse tour des télécommunications marquant le centre de la ville se dressait au-dessus des buildings. Avançant à 10 à l’heure dans Mubarrak Al Kabber Street, le prince Saïd finit par déboucher sur Sofat Square, un océan de voitures, bordé de petites maisons ocre, serrées les unes contre les autres. Le cœur du vieux Koweit percé de souks sombres, odorants et animés. La ville s’était couverte de boutiques modernes, mais c’était là que les Koweitis préféraient faire leurs achats…
Le prince Saïd Al Fujairah jura entre ses dents. Les voitures étaient immobilisées pare-choc contre pare-choc, dans un concert d’avertisseurs qui couvrait les hurlements des haut-parleurs du muezzin de la mosquée Fahd Al Sahim.
Horrible sacrilège. Les Saoudiens de passage, à la pruderie sinistre, n’en revenaient pas. Dans leur pays, on se ruait cinq fois par jour à la prière, sous peine de châtiment exemplaire.
Excédé et en retard, le prince Saïd donna un brusque coup de volant, et la Cadillac finalement monta sur le trottoir. Personne n’irait lui mettre une contravention. Il ferma la portière à clef. Il y avait peu de voleurs au Koweit. La salutaire habitude de leur couper les mains avait longtemps tenu la morale à un niveau élevé. Et, avec le pétrole, la ville ruisselait de richesses : pour les Koweitis, pratiquement tout était gratuit : le téléphone, les soins médicaux, l’essence, les impôts absents. Évidemment, les quatre cent mille étrangers ne bénéficiaient pas de ces avantages, mais les salaires étaient assez hauts pour que tout le monde vive. Et beaucoup, parmi les Palestiniens qui sanglotaient sur leur patrie perdue, n’avaient pas la moindre envie de quitter un pays aussi accueillant…
Le prince Saïd frissonna sous sa dichdacha de soie, et se mêla à la foule. Le sol était transformé par la pluie en un vrai cloaque. Quatre ou cinq immeubles ultramodernes cernaient les ruelles du souk : des banques.
Le prince hésita, il était un peu en avance. Pour tuer le temps, il se glissa dans le souk aux bijoutiers, entre de minuscules échoppes ruisselantes de bracelets, de colliers tarabiscotés, de pendentifs lourdauds. Quatre ans plus tôt, il n’y avait pas une bijouterie au Koweit. Puis, les Hindous, attirés par la bonne odeur du pétrole, s’étaient rués à l’assaut. Des femmes enveloppées dans leurs abayas noires se pressaient dans les boutiques, discutant âprement pour un ou deux dinars. Les bijoux étaient leur seule récompense. Le MLF n’avait pas encore droit de cité dans les pays arabes. Au pire, putain, au mieux, lapine, la femme n’existait pas socialement.
Une Égyptienne aux cheveux teints de henné rougeâtre essayait un pendentif couvrant la naissance de ses seins généreux. À travers la vitrine, son regard croisa celui du prince Saïd Hadj Al Fujailah. Elle avait un visage lourd, très maquillé, vulgaire. Une esquisse de sourire montra des dents éblouissantes. Elle prit le pendentif dans sa main, le soupesa. Le prince Saïd hésita une fraction de seconde. Si Marietta n’avait pas été dans son lit, il serait entré dans la boutique et aurait acheté le bijou. Le reste n’aurait plus été qu’une formalité… Il allait souvent se promener dans le souk aux bijoux. Il se dit que, comme beaucoup d’Égyptiennes, elle devait avoir le corps couvert de poils noirs et continua son chemin. Dépitée, l’acheteuse posa le bijou sur le comptoir et jeta au marchand :
— Tu veux me voler, ce n’est pas de l’or…
Au souk aux femmes on ne vendait, hélas, plus de femmes depuis longtemps. Des créatures d’âge indéfinissable, le visage voilé jusqu’aux yeux, accroupies sur des piles de tissus et de vêtements, occupaient tout le centre d’une galerie marchande couverte, bordée d’échoppes misérables des deux côtés…